mercredi 30 juin 2010

Introduction à l'oeuvre de Ludwig F. Clauss

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Robert STEUCKERS:

Introduction à l'œuvre de Ludwig Ferdinand CLAUSS (1892-1974)

Né le 8 février 1892 à Offenburg dans la région du Taunus, l'anthropologue Ludwig Ferdinand Clauss est rapidement devenu l'un des raciologues et des islamologues les plus réputés de l'entre-deux-guerres, cumulant dans son œuvre une approche spirituelle et caractérielle des diverses composantes raciales de la population européenne, d'une part, et une étude approfondie de la psyché bédouine, après de longs séjours au sein des tribus de la Transjordanie. L'originalité de sa méthode d'investigation raciologique a été de renoncer à tous les zoologismes des théories raciales conventionnelles, nées dans la foulée du darwinisme, où l'homme est simplement un animal plus évolué que les autres. Clauss renonce aux comparaisons trop faciles entre l'homme et l'animal et focalise ses recherches sur les expressions du visage et du corps qui sont spécifiquement humaines ainsi que sur l'âme et le caractère.

Il exploite donc les différents aspects de la phénoménologie pour élaborer une raciologie psychologisante (ou une «psycho-raciologie») qui conduit à comprendre l'autre sans jamais le haïr. Dans une telle optique, admettre la différence, insurmontable et incontournable, de l'Autre, c'est accepter la pluralité des données humaines, la variété des façons d'être-homme, et refuser toute logique d'homologation et de centralisation coercitive.

Ludwig Ferdinand Clauss était un disciple du grand philosophe et phénoménologue Edmund Husserl. Il a également été influencé par Ewald Banse (1883-1953), un géographe qui avait étudié avant lui les impacts du paysage sur la psychologie, de l'écologie sur le mental. Ses théories cadraient mal avec celles, biologisantes, du national-socialisme. Les adversaires de Clauss considéraient qu'il réhabilitait le dualisme corps/âme, cher aux doctrines religieuses chrétiennes, parce que, contrairement aux darwiniens stricto sensu, il considérait que les dimensions psychiques et spirituelles de l'homme appartenaient à un niveau différent de celui de leurs caractéristiques corporelles, somatiques et biologiques. Clauss, en effet, démontrait que les corps, donc les traits raciaux, étaient le mode et le terrain d'expression d'une réalité spirituelle/psychique. En dernière instance, ce sont donc l'esprit (Geist) et l'âme (Seele) qui donnent forme au corps et sont primordiaux. D'après les théories post-phénoménologiques de Clauss, une race qui nous est étrangère, différente, doit être évaluée, non pas au départ de son extériorité corporelle, de ses traits raciaux somatiques, mais de son intériorité psychique. L'anthropologue doit dès lors vivre dans l'environnement naturel et immédiat de la race qu'il étudie. Raison pour laquelle Clauss, influencé par l'air du temps en Allemagne, commence par étudier l'élément nordique de la population allemande dans son propre biotope, constatant que cette composante ethnique germano-scandinave est une “race tendue vers l'action” concrète, avec un élan froid et un souci des résultats tangibles. Le milieu géographique premier de la race nordique est la Forêt (hercynienne), qui recouvrait l'Europe centrale dans la proto-histoire.

La Grande Forêt hercynienne a marqué les Européens de souche nordique comme le désert a marqué les Arabes et les Bédouins. La trace littéraire la plus significative qui atteste de cette nostalgie de la Forêt primordiale chez les Germains se trouve dans le premier livre évoquant le récit de l'Evangile en langue germanique, rédigé sous l'ordre de Louis le Pieux. Cet ouvrage, intitulé le Heliand (= Le Sauveur), conte, sur un mode épique très prisé des Germains de l'antiquité tardive et du haut moyen âge, les épisodes de la vie de Jésus, qui y a non pas les traits d'un prophète proche-oriental mais ceux d'un sage itinérant doté de qualités guerrières et d'un charisme lumineux, capable d'entraîner dans son sillage une phalange de disciples solides et vigoureux. Pour traduire les passages relatifs à la retraite de quarante jours que fit Jésus dans le désert, le traducteur du haut moyen âge ne parle pas du désert en utilisant un vocable germanique qui traduirait et désignerait une vaste étendue de sable et de roches, désolée et infertile, sans végétation ni ombre. Il écrit sinweldi, ce qui signifie la «forêt sans fin», touffue et impénétrable, couverte d'une grande variété d'essences, abritant d'innombrables formes de vie. Ainsi, pour méditer, pour se retrouver seul, face à Dieu, face à la virginité inconditionnée des éléments, le Germain retourne, non pas au désert, qu'il ne connaît pas, mais à la grande forêt primordiale. La forêt est protectrice et en sortir équivaut à retourner dans un “espace non protégé” (voir la légende du noble saxon Robin des Bois et la fascination qu'elle continue à exercer sur l'imaginaire des enfants et des adolescents).

L'idée de forêt protectrice est fondamentalement différente de celle du désert qui donne accès à l'Absolu: elle implique une vision du monde plus plurielle, vénérant une assez grande multiplicité de formes de vie végétale et animale, coordonnée en un tout organique, englobant et protecteur.

L' homo europeus ou germanicus n'a toutefois pas eu le temps de forger et de codifier une spiritualité complète et absolue de la forêt et, aujourd'hui, lui qui ne connaît pas le désert de l'intérieur, au contraire du Bédouin et de l'Arabe, n'a plus de forêt pour entrer en contact avec l'Inconditionné. Et quand Ernst Jünger parle de “recourir à la forêt”, d'adopter la démarche du Waldgänger, il formule une abstraction, une belle abstraction, mais rien qu'une abstraction puisque la forêt n'est plus, si ce n'est dans de lointains souvenirs ataviques et refoulés. Les descendants des hommes de la forêt ont inventé la technique, la mécanique (L. F. Clauss dit la Mechanei), qui se veut un ersatz de la nature, un palliatif censé résoudre tous les problèmes de la vie, mais qui, finalement, n'est jamais qu'une construction et non pas une germination, dotée d'une mémoire intérieure (d'un code génétique). Leurs ancêtres, les Croisés retranchés dans le krak des Chevaliers, avaient fléchi devant le désert et devant son implacabilité. Preuve que les psychés humaines ne sont pas transposables arbitrairement, qu'un homme de la Forêt ne devient pas un homme du Désert et vice-versa, au gré de ses pérégrinations sur la surface de la Terre.

A terme, la spiritualité du Bédouin développe un “style prophétique” (Offenbarungsstil), parfaitement adapté au paysage désertique, et à la notion d'absolu qu'il éveille en l'âme, mais qui n'est pas exportable dans d'autres territoires. Le télescopage entre ce prophétisme d'origine arabe, sémitique, bédouine et l'esprit européen, plus sédentaire, provoque un déséquilibre religieux, voire une certaine angoisse existentielle, exprimée dans les diverses formes de christianisme en Europe.

Clauss a donc appliqué concrètement —et personnellement— sa méthode de psycho-raciologie en allant vivre parmi les Bédouins du désert du Néguev, en se convertissant à l'Islam et en adoptant leur mode de vie. Il a tiré de cette expérience une vision intérieure de l'arabité et une compréhension directe des bases psychologiques de l'Islam, bases qui révèlent l'origine désertique de cette religion universelle.

Sous le IIIième Reich, Clauss a tenté de faire passer sa méthodologie et sa théorie des caractères dans les instances officielles. En vain. Il a perdu sa position à l'université parce qu'il a refusé de rompre ses relations avec son amie et collaboratrice Margarete Landé, de confession israélite, et l'a cachée jusqu'à la fin de la guerre. Pour cette raison, les autorités israéliennes ont fait planter un arbre en son honneur à Yad Vashem en 1979. L'amitié qui liait Clauss à Margarete Landé ne l'a toutefois pas empêché de servir fidèlement son pays en étant attaché au Département VI C 13 du RSHA (Reichssicherheitshauptamt), en tant que spécialiste que Moyen-Orient.

Après la chute du IIIième Reich, Clauss rédige plusieurs romans ayant pour thèmes le désert et le monde arabe, remet ses travaux à jour et publie une étude très approfondie sur l'Islam, qu'il est un des rares Allemands à connaître de l'intérieur. La mystique arabe/bédouine du désert débouche sur une adoration de l'Inconditionné, sur une soumission du croyant à cet Inconditionné. Pour le Bédouin, c'est-à-dire l'Arabe le plus authentique, l'idéal de perfection pour l'homme, c'est de se libérer des “conditionnements” qui l'entravent dans son élan vers l'Absolu. L'homme parfait est celui qui se montre capable de dépasser ses passions, ses émotions, ses intérêts. L'élément fondamental du divin, dans cette optique, est l' istignâ, l'absence totale de besoins. Car Dieu, qui est l'Inconditionné, n'a pas de besoins, il ne doit rien à personne. Seule la créature est redevable: elle est responsable de façonner sa vie, reçue de Dieu, de façon à ce qu'elle plaise à Dieu. Ce travail de façonnage constant se dirige contre les incompétences, le laisser-aller, la négligence, auxquels l'homme succombe trop souvent, perdant l'humilité et la conscience de son indigence ontologique. C'est contre ceux qui veulent persister dans cette erreur et cette prétention que l'Islam appelle à la Jihad. Le croyant veut se soumettre à l'ordre immuable et généreux que Dieu a créé pour l'homme et doit lutter contre les fabrications des “associateurs”, qui composent des arguments qui vont dans le sens de leurs intérêts, de leurs passions mal dominées. La domination des “associateurs” conduit au chaos et au déclin. Réflexions importantes à l'heure où les diasporas musulmanes sont sollicitées de l'intérieur et de l'extérieur par toutes sortes de manipulateurs idéologiques et médiatiques et finissent pas excuser ici chez les leurs ce qu'ils ne leur pardonneraient pas là-bas chez elles. Clauss a été fasciné par cette exigence éthique, incompatible avec les modes de fonctionnement de la politicaille européenne conventionnelle. C'est sans doute ce qu'on ne lui a pas pardonné.

Ludwig Ferdinand Clauss meurt le 13 janvier 1974 à Huppert dans le Taunus. Considéré par les Musulmans comme un des leurs, par les Européens enracinés comme l'homme qui a le mieux explicité les caractères des ethnies de base de l'Europe, par les Juifs comme un Juste à qui on rend un hommage sobre et touchant en Israël, a récemment été vilipendé par des journalistes qui se piquent d'anti-fascisme à Paris, dont René Schérer, qui utilise le pseudonyme de «René Monzat». Pour ce Schérer-Monzat, Clauss, raciologue, aurait été tout bonnement un fanatique nazi, puisque les préoccupations d'ordre raciologique ne seraient que le fait des seuls tenants de cette idéologie, vaincue en 1945. Schérer-Monzat s'avère l'une de ces pitoyables victimes du manichéisme et de l'inculture contemporains, où la reductio ad Hitlerum devient une manie lassante. Au contraire, Clauss, bien davantage que tous les petits écrivaillons qui se piquent d'anti-fascisme, est le penseur du respect de l'Autre, respect qui ne peut se concrétiser qu'en replaçant cet Autre dans son contexte primordial, qu'en allant à l'Autre en fusionnant avec son milieu originel. Edicter des fusions, brasser dans le désordre, vouloir expérimenter des mélanges impossibles, n'est pas une preuve de respect de l'altérité des cultures qui nous sont étrangères.

Robert STEUCKERS.

-Bibliographie: Die nordische Seele. Artung. Prägung. Ausdruck, 1923; Fremde Schönheit. Eine Betrachtung seelischer Stilgesetze, 1928; Rasse und Seele. Eine Einführung in die Gegenwart, 1926; Rasse und Seele. Eine Einführung in den Sinn der leiblichen Gestalt, 1937; Als Beduine unter Beduine, 1931; Die nordische Seele, 1932; Die nordische Seele. Eine Einführung in die Rassenseelenkunde, 1940 (édition complétée de la précédente); Rassenseelenforschung im täglichen Leben, 1934; Vorschule der Rassenkunde auf der Grundlage praktischer Menschenbeobachtung, 1934 (en collaboration avec Arthur Hoffmann); Rasse und Charakter, Erster Teil: Das lebendige Antlitz, 1936 (la deuxième partie n'est pas parue); Rasse ist Gestalt, 1937; Semiten der Wüste unter sich. Miterlebnisse eines Rassenforschers, 1937; Rassenseele und Einzelmensch, 1938; König und Kerl, 1948 (œuvre dramatique); Thuruja, 1950 (roman); Verhüllte Häupter, 1955 (roman); Die Wüste frei machen, 1956 (roman); Flucht in die Wüste, 1960-63 (version pour la jeunesse de Verhüllte Häupter); Die Seele des Andern. Wege zum Verstehen im Abend- und Morgenland, 1958; Die Weltstunde des Islams, 1963.

- Sur Ludwig Ferdinand Clauss: Julius Evola, Il mito del sangue, Ar, Padoue, 1978 (trad.franç., Le mythe du sang, Editions de l'Homme Libre, Paris, 1999); Julius Evola, «F. L. Clauss: Rasse und Charakter», recension dans Bibliografia fascista, Anno 1936-XI (repris dans Julius Evola, Esplorazioni e disamine. Gli scritti di “Bibliografia fascista”, Volume I, 1934-IX - 1939-XIV, Edizioni all'Insegna del Veltro, Parma, 1994); Léon Poliakov/Joseph Wulf, Das Dritte Reich und seine Denker. Dokumente und Berichte, Fourier, Wiesbaden, 1989 (2ième éd.) (Poliakov et Wulf reproduisent un document émanant du Dr. Walter Gross et datant du 28 mars 1941, où il est question de mettre Clauss à l'écart et de passer ses œuvres sous silence parce qu'il n'adhère pas au matérialisme biologique, parce qu'il est «vaniteux» et qu'il a une maîtresse juive); Robert Steuckers, «L'Islam dans les travaux de Ludwig Ferdinand Clauss», in Vouloir, n°89/92, juillet 1992.


mardi 29 juin 2010

Julius Evola : Orientations (THEATRUM BELLI)

Julius Evola : Orientations

medium_the-argonath.2.jpgIl est inutile de se créer des illusions avec les chimères d'un optimisme quelconque : nous nous trouvons, aujourd'hui, à la fin d'un cycle. Depuis des siècles, déjà, d'abord insensiblement, puis avec le mouvement d'une masse qui roule, des processus multiples ont détruit en Occident tout ordonnancement, normal et légitime, des hommes, et ont faussé toutes les plus hautes conceptions de l'art de vivre, d'agir, de connaître et de combattre. Le mouvement de cette chute, sa vélocité, son vertige, a été dénommé "progrès". Au "progrès" furent entonnés des hymnes et l'on se forgea l'illusion que cette civilisation — civilisation de matière et de machines — était la civilisation par excellence, celle à qui était dévolue par avance toute l'histoire du monde.

Dans le domaine des nations et des puissances de l'histoire, l'ultime période, spécialement après la seconde guerre mondiale, a présenté un exemple évident de ce que W. Wundt a appelé l'hétérogenèse des effets. Tout se passe comme si des forces étaient échappées des mains de ceux qui les avaient évoquées, donnant lieu à des processus qui ont conduit en des directions fort diverses de celles des fins originairement poursuivies, en un jeu d'actions et de réactions, et de chocs en retour. Des influences de derrière les coulisses de la réalité tangible peuvent avoir eu une part en tout ceci, agissant en un sens destructif pour l'Occident entier.

C'est ainsi qu'à une considération objective, une constatation s'impose : nous nous trouvons, aujourd'hui, au milieu d'un monde en ruines. Le problème à se poser est le suivant : existe-t-il des hommes debout au milieu de ces ruines ? Et que doivent-ils, que peuvent-ils faire encore ? Quelle doit être leur orientation ?

Un tel problème, en vérité, outrepasse les fronts politiques d'hier, étant clair que vainqueurs et vaincus se trouvent désormais sur le même plan et que le seul et unique résultat de la seconde guerre mondiale a été une Europe déchue de son rang et de sa culture, affectée d'un désordre mal réfréné, presque réduite à l'état d'objet de puissances et d'intérêts extra-européens. Toutefois, on doit reconnaître que la dévastation, qui s'étend autour de nous, est de caractère essentiellement moral. On se trouve dans un climat de générale anesthésie morale, de profonde désorientation, malgré tous les mots d'ordre en usage dans une société de consommation et de démocratie : l'affaissement du caractère et de toute vraie dignité, le marasme idéologique, la prévalence des plus bas intérêts, la vie à la journée, servent généralement à caractériser l'homme de l'après-guerre. Le reconnaître signifie également reconnaître que le premier problème, base de tout autre, est de caractère intérieur : se relever, ressusciter intérieurement, se donner une forme, créer en soi-même un ordre et une droiture. ll n'a rien appris des leçons du passé récent, celui qui s'illusionne, aujourd'hui, à propos des possibilités d'une lutte purement politique et à propos du pouvoir de telle ou telle formule, voire de tel ou tel système, auxquels ne ferait point contre-partie une nouvelle qualité humaine. Voici un principe qui, aujourd'hui, plus que jamais, devrait posséder une évidence absolue : si un Etat possédait un système politique ou social qui, en théorie, vaudrait comme étant le plus parfait, mais si la substance humaine en était tarée, eh bien ! cet Etat descendrait tôt ou tard au niveau des sociétés les plus basses, alors qu'un peuple, une race capable de produire des hommes vrais, des hommes de juste perception et de sûr instinct, atteindrait un niveau élevé de civilisation et se tiendrait debout en face des épreuves les plus calamiteuses, même si son système politique était défectueux et imparfait. Que l'on prenne donc une position précise contre ce faux "réalisme politique", qui pense seulement en termes de programmes, de problèmes organisateurs à base de partis, de recettes sociales et économiques. Tout ceci appartient au contingent, non à l'essentiel. La mesure de ce qui peut être encore sauvé dépend, au contraire, de l'existence ou non d'hommes qui sont face à nous, non pour prêcher des formules, mais pour être des exemples, n'allant pas au devant de la démagogie, ni du matérialisme des masses, mais capables de réveiller des formes diverses de sensibilité et d'intérêt. En partant de ce qui peut encore subsister parmi les ruines, reconstruire lentement un homme nouveau pour l'animer au moyen d'un esprit déterminé et d'une vue adéquate de la vie, pour le fortifier au moyen d'une adhésion absolue à des principes donnés — tel est le vrai problème.

medium_TB_6.bmp.jpgQuant à l'esprit, il existe quelque chose qui déjà peut servir de chemin aux forces de la résistance et du relèvement : c'est l'esprit légionnaire. C'est l'attitude de celui qui sut choisir la voie la plus dure, de celui qui sut combattre, même en sachant que la bataille était matériellement perdue, de celui qui sut éprouver les paroles de l'antique saga : "Fidélité est plus forte que feu", à travers lesquelles s'affirma l'idée traditionnelle qui est le sens de l'honneur ou de la honte — non de petites mesures, tirées de petites morales — ce qui crée une différence substantielle, existentielle entre les êtres, presque comme entre une race et une autre race.

D'autre part, il y a la réalisation propre à ceux chez qui ce qui était une fin apparut désormais comme un moyen, l'admission en eux du caractère illusoire de mythes multiples, laissant intact ce qu'ils surent atteindre pour eux-mêmes, aux frontières sises entre vie et mort, au-delà du monde de la contingence.

Ces formes de l'esprit peuvent être les bases d'une nouvelle unité. L'essentiel est de les assumer, de les appliquer et de les étendre du temps de guerre au temps de paix, de cette paix surtout, qui est seulement une pause et un désordre mal contenu — pour que se détermine une discrimination et un nouveau front. Ceci doit survenir en termes bien plus essentiels que de "parti", lequel ne peut être qu'un instrument contingent en vue de luttes politiques données ; en termes plus essentiels même que de simple "mouvement", si, par "mouvement", on entend seulement un phénomène de masse et d'agrégation, un phénomène plus quantitatif que qualitatif, davantage basé sur des facteurs émotifs que sur une sévère et claire adhésion à une idée. Il s'agit plutôt d'une révolution silencieuse, procédant en profondeur, que l'on doit favoriser, afin que soient d'abord créées, à l'intérieur et en chacun, les prémisses de cet ordre qui devra ensuite s'affirmer aussi à l'extérieur, en supplantant, rapide comme l'éclair, au juste moment, les formes et les forces d'un monde de subversion. Le "style", qui doit acquérir tout son relief, est celui de qui se maintient sur les positions de fidélité à lui-même et à une idée, en une intensité recueillie, en une répulsion pour tous les compromis, en un total engagement que l'on doit manifester, non seulement dans la lutte politique, mais aussi en chaque expression de l'existence : dans les usines, dans les laboratoires, dans les universités, dans les rues, dans la vie personnelle elle-même et dans ses affections. On doit en venir au point que le type dont nous parlons et qui doit être impossible à confondre, différencié, et que l'on puisse se dire : "En voici un qui agit comme un homme du mouvement".

Cette consigne, qui fut déjà celle des forces qui rêvèrent, pour l'Europe, d'un ordre nouveau, mais qui, en sa réalisation, fut souvent entravée et déviée par de multiples facteurs, doit être reprise aujourd'hui. Et aujourd'hui, somme toute, les conditions sont meilleures, parce que n'existent pas d'équivoques et qu'il suffit de regarder autour de soi, de la place publique jusqu'au Parlement, pour que les vocations soient mises à l'épreuve et que l'on ait, nette, la mesure de ce que nous ne devons pas être. Face à un monde d'ordure, dont le principe est : "Qui t'oblige à faire cela ? ", ou encore : "Avant tout, l'estomac, la peau, et puis la morale...", ou encore : "Ces temps ne sont pas de ceux où l'on puisse se permettre le luxe d'avoir du caractère", ou enfin : "J'ai une famille", que l'on sache opposer un clair et ferme : "Nous, nous ne pouvons faire autrement. Ceci est notre voie. Ceci est notre être". Ce qui de positif pourra être atteint, aujourd'hui ou demain, ne le sera pas à travers les habiletés des agitateurs et des politiciens, mais bien à travers le prestige naturel et la reconnaissance d'hommes, soit d'hier, soit, plus encore, de la génération nouvelle, pourvu qu'ils soient capables de telles choses et qu'en cela ils présentent une garantie pour leur idée.

Il s'agit donc d'une nouvelle substance qui doit prendre place selon une lente avancée par delà les cadres, les rangs et les positions sociales du passé. Il s'agit d'une figure nouvelle qu'il convient d'avoir sous les yeux, pour y mesurer notre propre force et notre propre vocation. Il est important, voire fondamental, de reconnaître précisément que cette figure n'a que faire avec les classes en tant que catégories économiques, ni avec les antagonismes qui s'y rapportent. Elle pourra se manifester sous les aspects du riche comme du pauvre, du travailleur comme de l'aristocrate, de l'entrepreneur comme de l'explorateur, du technicien, du théologien, de l'agriculteur, de l'homme politique au sens strict du terme. Mais cette substance nouvelle connaîtra une différenciation interne, laquelle sera parfaite lorsque, de nouveau, il n'y aura point de doute à propos des vocations et des fonctions de suivre et de commander, quand le symbole restauré d'une indiscutable autorité trônera au centre de nouvelles structures hiérarchiques.

medium_Guerrier_futuriste_2.jpgCeci définit une direction aussi antibourgeoise qu'antiprolétarienne, une direction totalement libérée des contaminations démocratiques et des coquecigrues "sociales", parce que conduisant vers un monde clair, viril, articulé, fait d'hommes et de conducteurs d'hommes. Mépris pour le mythe bourgeois de la "sécurité", de la petite vie standardisée, conformiste, routinière et "moralisée". Mépris pour le lien anodin, propre à tout système collectiviste et mécaniste et à toutes les idéologies qui accordent à de confuses valeurs "sociales" la primauté sur les valeurs héroïques et spirituelles avec lesquelles doit se définir, pour nous, en tout domaine, le type de l'homme vrai, de la personne absolue. Alors quelque chose d'essentiel sera obtenu, lorsque se réveillera l'amour pour un style d'impersonnalité active, en face duquel ce qui compte est l'oeuvre et non l'individu, en face duquel on est capable de ne point se considérer soi-même comme quelque chose d'important, seules étant, au contraire, importantes la fonction, la responsabilité, la charge assumée, la fin poursuivie. Là où cet esprit s'affirmera, se simplifieront maints problèmes, même d'ordre économique et social, lesquels resteraient, au contraire, insolubles s'ils étaient affrontés du dehors, sans aller de pair avec un changement de facteurs spirituels et sans l'élimination d'infections idéologiques, qui déjà, au départ, portent préjudice à tout retour de la normalité, voire à la perception même de ce que signifie normalité.

Il est ensuite important, non seulement comme orientation doctrinale, mais aussi par rapport au monde de l'action, que les hommes du nouveau front reconnaissent avec exactitude l'enchaînement des causes et des effets, ainsi que la continuité essentielle du courant qui a donné la vie aux diverses formes politiques, actuellement en lice dans le chaos des partis. Libéralisme, puis démocratie, puis socialisme, puis radicalisme, enfin communisme et bolchevisme, ne sont historiquement apparus que comme des degrés d'un même mal, que comme des stades, dont chacun prépare le suivant, dans l'ensemble d'un processus de chute. Le début de ce processus se trouve au point où l'homme occidental rompit ses liens avec la tradition, méconnut tout symbole supérieur d'autorité et de souveraineté, revendiqua pour lui-même, en tant qu'individu, une liberté vaine et illusoire, devint un atome au lieu d'une partie consciente dans l'unité organique et hiérarchique d'un tout. A la fin, l'atome devait trouver contre lui la masse des autres atomes, des autres individus, et être emporté dans l'apparition du règne de la quantité, du nombre pur et simple, des masses matérialisées et n'ayant d'autre Dieu que l'économie souveraine. Dans un tel processus, on ne s'arrête pas à mi-chemin. Sans la Révolution française et le libéralisme, n'auraient pas eu lieu le constitutionnalisme, ni la démocratie ; sans la démocratie, n'auraient pas eu lieu le socialisme, ni le nationalisme démagogique; sans la préparation du socialisme, n'auraient pas eu lieu le radicalisme, ni finalement le communisme. Le fait que ces diverses formes, aujourd'hui, se présentent souvent les unes à côté des autres, ou bien en antagonisme, ne doit pas empêcher de reconnaître, pour un oeil qui voit vraiment, qu'elles se tiennent l'une l'autre, s'enchaînent, se conditionnent mutuellement et expriment seulement les divers degrés d'un même courant, d'une même subversion de tout ordonnancement social, normal et légitime. Ainsi la grande illusion de nos jours est que démocratie et libéralisme soient l'antithèse du communisme et qu'ils aient le pouvoir d'endiguer la marée des forces d'en-bas, de ce qui, dans le jargon des syndicats, s'appelle le mouvement "progressiste". Illusion : analogue à celle qui dirait que le crépuscule est l'antithèse de la nuit, que le début d'un mal est l'antithèse de sa forme aiguë et endémique, qu'un poison dilué est l'antidote du même poison à l'état pur et concentré. Les hommes de gouvernement n'ont rien appris de la plus récente histoire, dont les leçons se sont répétées partout jusqu'à la monotonie, et ils continuent leur jeu émouvant avec des conceptions politiques déchues et inanes, dans le carnaval parlementaire, devenu presque une danse macabre sur un volcan latent. Mais c'est à nous, au contraire, que doit être propre le courage du radicalisme, le non lancé à la décadence politique sous toutes ses formes, tant de gauche que d'une droite présumée. On doit, surtout, être conscient de ceci : à savoir que l'on ne pactise pas avec la subversion, qu'aujourd'hui faire des concessions signifie se condamner à être totalement englouti demain. Donc, intransigeance et promptitude à se porter en avant avec des forces pures, quand le juste moment sera arrivé.

Ceci implique aussi, naturellement, la résolution de se débarrasser de la distorsion idéologique, malheureusement diffuse aussi dans une partie de la jeunesse, par le truchement de laquelle on se concède des alibis pour les destructions déjà survenues, en s'illusionnant avec la pensée que, somme toute, elles étaient nécessaires et qu'elles serviront au "progrès" ; que l'on se doit de combattre pour quelque chose de "nouveau", situé dans un avenir déterminé, et non pour des vérités que nous possédons déjà parce que, même sous des formes variées d'application, elles ont, toujours et partout, servi de base à tous les types supérieurs d'organisation sociale et politique. Que ces nuées soient repoussées ! Et que l'on oppose le rire à ceux qui nous accusent d'être "antihistoriques" et "réactionnaires". L'Histoire, entité mystérieuse, écrite avec une majuscule, reste toujours sur le même plan de ce qui doit être combattu. Voici ce que nous devons affirmer : que tout ce qui est économique et intérêt économique, en tant que pure et simple satisfaction de besoins physiques, a eu, a et aura toujours une fonction subordonnée chez une humanité normale ; qu'au-delà de cette sphère doit se différencier un ordre de valeurs supérieures, politiques, spirituelles et héroïques, un ordre, qui —ainsi que nous l'avons déjà dit — ne connaît, et pas même n'admet, de "prolétaires" ou de "capitalistes", et en fonction duquel, doivent être seulement définies les choses pour lesquelles il vaut de vivre et de mourir, doit s'établir une vraie hiérarchie, doivent se différencier de nouvelles dignités et, au sommet, doit trôner une fonction supérieure de commandement.

medium_York.jpgC'est ainsi qu'à cet égard, doivent être arrachées maintes mauvaises herbes qui ont pris racines çà et là. Qu'est-ce, en effet, que parler "d'Etat du travail", de "socialisme national", "d'humanisme du travail" et d'autres fredaines de ce genre ? Que sont donc ces propositions, plus ou moins déclarées, en faveur d'une involution de la politique dans l'économie, presque semblables aux tendances problématiques en direction d'un "corporatisme intégral" et, au fond, acéphale, qui, durant le fascisme, trouvèrent déjà, heureusement, la route barrée devant elles ? Qu'est-ce encore que prendre en considération la formule de la "socialisation" à la façon d'une sorte de panacée et hisser "l'idée sociale" au rang d'un symbole, lequel — on ne sait trop comment — devrait être au-delà tant de "l'Orient" que de "l'Occident" ?

Tels sont — il faut le reconnaître — les plans d'ombre qui sont présents en nombre d'esprits, lesquels toutefois à d'autres égards, se trouvent rangés sur notre front. Ces esprits estiment, de la sorte, être fidèles à une consigne "révolutionnaire", alors qu'ils ne font qu'obéir à des suggestions plus fortes qu'eux et dont est saturé un milieu politique dégradé. Quand se rendra-t-on compte finalement de la vérité, à savoir que le marxisme n'apparut point parce qu'existe une réelle question sociale, mais que la question sociale naquit — en de très nombreux cas —uniquement du fait qu'existe un marxisme, autrement dit, artificiellement, quoiqu'en termes presque toujours insolubles, par les oeuvres d'agitateurs, des fameux "réveilleurs de la conscience de classe", à propos desquels Lénine s'est exprimé fort clairement, lorsqu'il a réfuté le caractère spontané des mouvements révolutionnaires prolétariens ?

C'est en partant de cette prémisse qu'il conviendrait d'agir, avant tout dans le sens de la déprolétarisation idéologique, de la désinfection des parties encore saines du peuple, contaminées par le virus socialiste. C'est seulement alors que telle ou telle réforme pourra être étudiée et mise en acte sans péril, selon une vraie justice.

C'est ainsi qu'à titre de cas particulier, on verra selon quel esprit l'idée corporative peut être de nouveau une des bases de la reconstruction : corporatisme, non tellement comme système général de composition d'Etat, et presque bureaucratique, qui maintienne l'idée délétère de fronts opposés, mais bien comme l'exigence qu'à l'intérieur même de l'entreprise soit restaurée cette unité, cette solidarité de forces différenciées, que la prévarication capitaliste (avec l'apparition des substrats de type parasitaire, que sont le spéculateur et le capitaliste-financier), d'une part, et l'agitation marxiste, d'autre part, ont lésées et brisées. Il convient de conduire l'entreprise à la forme d'une unité presque militaire, en laquelle à l'esprit de responsabilité, à l'énergie et à la compétence de celui qui dirige, fassent pendant la solidarité et la fidélité des forces ouvrières, associées à lui dans la commune entreprise. Le but unique et véritable est donc de parvenir à la reconstruction organique de l'entreprise : pour y parvenir, il n'est point nécessaire de se servir de formules, visant à aduler, pour de basses fins propagandistes et électorales, l'esprit de sédition, travesti de "justice sociale", des couches inférieures des masses. D'une manière générale, devrait être remis en usage le style même d'impersonnalité active, de dignité, de solidarité dans la production, qui fut le propre des antiques corporations artisanales et professionnelles. Le syndicalisme, avec sa "lutte" et ses authentiques chantages, dont les temps actuels ne nous offrent que trop d'exemples, doit être mis au ban. Mais, redisons-le, c'est en partant de l'intérieur que l'on parviendra à de tels résultats. L'important est que, contre toute forme de ressentiment et d'antagonisme social, chacun sache reconnaître et aimer sa propre place, conforme à sa propre nature, en reconnaissant aussi, de la sorte, les limites dans lesquelles il lui est licite de développer ses possibilités et de parvenir à sa propre perfection : car un artisan qui satisfait parfaitement à sa fonction, est indubitablement supérieur à un roi qui triche et qui n'est pas à la hauteur de sa dignité.

En particulier, on peut admettre un système de compétences techniques et de représentations corporatives, pour supplanter le parlementarisme des partis ; mais on doit tenir présent à l'esprit que les hiérarchies techniques, dans leur ensemble, ne peuvent signifier rien de plus qu'un degré dans la hiérarchie intégrale : elles concernent l'ordre des moyens, à subordonner à l'ordre des fins, auquel correspond seulement la partie proprement politique et spirituelle de l'Etat. Parler, au contraire, d'un "Etat du travail" ou de la production, revient à faire de la partie, le tout, revient à s'en tenir à ce qui peut correspondre à un organisme humain réduit à ses fonctions simplement physico-vitales. Ni une telle chose obtuse et sans lumière, ni l'idée "sociale" elle-même, ne peuvent être notre drapeau. La véritable antithèse à "l'Orient", comme à "l'Occident", n'est pas "l'idéal social". Elle est, au contraire, l'idée hiérarchique intégrale. Quant à ce point, aucun doute n'est permis.

Si l'idéal d'une unité politique organique fut reconnu au cours de la période précédente, il convient de dénoncer les cas dans lesquels une telle exigence dévia et avorta presque, selon la direction erronée du totalitarisme. Ceci, une fois de plus, est un point qui doit être considéré comme clarté, afin que la différenciation des fronts soit précise et aussi pour que des armes ne soient point fournies à ceux qui veulent intentionnellement confondre les choses. La conception organique n'a rien à faire avec la sclérose idolâtrique de l'Etat ni avec une centralisation niveleuse. Quant aux particuliers, on ne parvient à un véritable dépassement, tant de l'individualisme que du collectivisme, qu'au seul moment où des hommes se trouvent en face d'autres hommes, en la diversité naturelle de leur être et de leur dignité. Quant à l'unité, qui doit, en général, empêcher toutes formes de dissociation et d'absolutisation du particulier, elle doit être essentiellement spirituelle, elle doit être celle d'une influence centrale, orientatrice d'une impulsion qui, selon les domaines, assume des formes très différenciées d'expression. Telle est la véritable essence de la conception "organique", opposée aux rapports, rigides et extrinsèques, qui sont propres au "totalitarisme". Dans un tel cadre, l'exigence de la dignité et de la liberté de la personne humaine, que le libéralisme ne sait concevoir qu'en termes individualistes, égalitaires et d'ordre privé, peut se réaliser intégralement. C'est en un tel esprit que les structures d'un nouvel ordonnancement politico-social sont à étudier, selon de solides et de claires articulations.

Mais de pareilles structures ont besoin d'un centre, d'un point suprême de référence. Un nouveau symbole de souveraineté et d'autorité est nécessaire. A cet égard, la consigne doit être précise et les tergiversations idéologiques ne peuvent être admises. Il est clair qu'ici on ne traite que de façon subordonnée ce qu'on appelle le problème institutionnel : il s'agit, avant tout, de ce qui est nécessaire pour un climat spécifique, pour le fluide qui doit animer tous les rapports de fidélité, d'attachement, de dévouement, d'action non individuelle, afin que la grisaille, le caractère mécanique et l'obliquité du monde politico-social actuel soient vraiment dépassés. Ici, aujourd'hui, tout finira en des impasses si personne, au sommet, n'est capable d'une sorte d'ascèse de l'idée pure. Les tragiques contingences d'hier, chez beaucoup, portent préjudice à la claire perception de la direction juste. Nous ne pouvons que reconnaître l'inopportunité de la solution monarchique, lorsque l'on a en vue ceux qui ne savent, aujourd'hui, que défendre un résidu d'idées, un symbole vide et dévirilisé tel que celui de la monarchie constitutionnelle parlementaire. Mais, d'une manière tout aussi énergique, on doit déclarer l'incompatibilité de l'idée républicaine. Etre, d'un côté, antidémocrate, et, de l'autre, défendre l'idée républicaine, est une absurdité presque tangible : la république (nous parlons ici des républiques modernes, car les républiques antiques furent des aristocraties — comme à Rome — ou des oligarchies présentant souvent un caractère de tyrannie) appartient essentiellement au monde qui reçut la vie à travers le jacobinisme et la subversion antitraditionnelle et antihiérarchique du XIXè siècle. Qu'à un tel monde, qui n'est pas le nôtre, elle soit laissée. En principe, une nation autrefois monarchique qui devient une république, ne peut être considérée que comme une nation "déclassée".

medium_elveshorn.jpgIl faut donc s'en tenir uniquement à une doctrine de l'Etat ayant pour base un principe supérieur, "transcendant" en un certain sens l'autorité, sans accepter de descendre de niveau et sans faire le jeu d'aucun groupe. La concrétisation du symbole peut être laissée à l'indétermination et renvoyée à plus tard : la tâche essentielle, pour le moment, est de préparer silencieusement le milieu spirituel adéquat, afin que ce symbole d'une intangible autorité supérieure soit perçu et qu'il puisse recouvrir la plénitude de sa signification : à laquelle ne saurait correspondre la stature de quelque révocable "président" de république, et pas même celle d'un tribun ou d'un chef du peuple, détenteur d'un simple pouvoir individuel, informe et vide de tout charisme supérieur, s'appuyant, au contraire, sur le prestige précaire qu'il exerce sur les forces irrationnelles des masses. Il s'agit de ce que certains ont dénommé le "bonapartisme" et que Michels et Burham ont justement identifié en sa signification, non d'antithèse à la démocratie démagogique ou "populaire", mais comme sa conclusion logique : une des apparitions obscures, dans Le déclin de l'Occident de Spengler. Voici une nouvelle pierre de touche : la sensibilité à l'égard de tout ceci. Déjà un Carlyle avait parlé "du monde des domestiques qui veut être gouverné par un pseudo-héros" — non par un seigneur.

Dans un ordre analogue d'idées, il importe de préciser un autre point. Il s'agit de la position qu'il convient de prendre à l'égard du nationalisme et de l'idée générale de patrie. Ceci est d'autant plus opportun qu'aujourd'hui maints esprits, cherchant à sauver ce qui peut encore l'être, voudraient restaurer une conception sentimentale et, en même temps, naturaliste de la nation : ce qui est une notion étrangère à la plus haute tradition politique européenne et ne se concilie que bien peu avec l'idée même d'Etat telle qu'elle vient d'être exposée. En allant jusqu'à faire abstraction du fait que l'on voit l'idée de patrie emphatiquement et hypocritement invoquée par les partis les plus opposés, et même par les représentants de la subversion rouge, cette conception, présentement, n'est déjà plus à la hauteur des temps, parce que, d'une part, on assiste à la formation de grands blocs supranationaux, et que, d'autre part, il apparaît toujours plus nécessaire de trouver un point de référence européen, capable d'aboutir à l'unité au-delà des inévitables particularismes qui restent liés à l'idée naturaliste de la nation et, plus encore, au "nationalisme". Mais la question de principe est la plus essentielle. Le plan politique, en tant que tel, est celui d'unités supérieures par rapport aux unités qui se définissent en termes naturalistes, comme le sont celles correspondant aux notions générales de nation, de patrie et de peuple. Sur ce plan supérieur, ce qui unit et ce qui divise, c'est l'idée, une idée incarnée par une élite déterminée, et qui tend à se concrétiser dans l'Etat. Voici pourquoi la doctrine fasciste — qui, en ceci, resta fidèle à la meilleure tradition politique européenne —donna à "l'Idée" et à "l'Etat" la primauté sur la "nation" et le "peuple", et entendit que "nation" et "peuple" fussent, seulement dans "l'Etat", en mesure d'acquérir une signification et une forme, et de participer alors à un degré supérieur d'existence. C'est précisément en des périodes de crise comme la nôtre qu'il importe de s'en tenir fermement à cette doctrine. C'est dans l'Idée qu'il sied de reconnaître notre véritable patrie. Non le fait d'être d'une même terre ou d'une même langue, mais le fait d'être de la même idée : voici ce qui compte aujourd'hui. Là est la base, là se trouve le point de départ. A l'unité collectiviste de la nation — celle des "enfants de la patrie" — telle qu'elle a toujours prédominé depuis la révolution jacobine jusqu'à nos jours, nous autres, en tout cas, nous opposons quelque chose qui ressemble à un Ordre, en hommes fidèles à des principes, en témoins d'une autorité et d'une légitimité supérieures procédant précisément de l'Idée. Pour autant qu'aujourd'hui, à de fins pratiques, il soit souhaitable d'en venir à une nouvelle solidarité nationale, en prenant garde de ne céder à aucune compromission, la première chose à faire pour y parvenir, sans laquelle tout résultat serait illusoire, consiste à favoriser la mise en forme d'un rassemblement défini par l'Idée — en tant qu'idée politique et conception de vie. En vérité, il n'existe pas d'autre voie à l'heure présente : il faut que, parmi les ruines, se rénove le processus des origines, celui qui, en fonction des élites et du symbole de souveraineté ou d'autorité, fit un les peuples dans les grands Etats traditionnels, à la manière de formes surgissant de l'informe. Ne pas avoir l'entendement de ce réalisme de l'Idée signifie s'en tenir à un plan, somme toute, infra-politique : celui du naturalisme et du sentimentalisme, pour ne pas dire de la rhétorique patriotarde. Idée, Ordre, élite, Etat, hommes de l'Ordre — qu'en de tels termes soient maintenus les rangs, tant qu'il sera possible.

Il convient de dire aussi quelques mots à propos de la culture. Mais avec mesure. Nous autres, en effet, nous ne surévaluons point la culture. Ce que nous appelons "vision du monde" ne se base pas sur les livres ; il s'agit d'une forme intérieure qui peut être plus précise chez une personne sans culture particulière que chez un "intellectuel" et un écrivain. Parmi les néfastes effets de la "libre culture" à la portée de tous, on doit inscrire le fait que l'individu est livré à des influx de tout genre, même s'il n'est pas capable de réagir en face d'eux, de discriminer et de juger avec rectitude.

Mais nous n'insisterons davantage sur ce point, sinon pour relever que, dans l'état actuel des choses, existent des courants spécifiques contre lesquels la jeunesse d'aujourd'hui doit se défendre intérieurement. Nous avons parlé, en premier lieu, d'un style de droiture, de bonne tenue intérieure. Ce style implique un juste savoir, et les jeunes, en particulier, doivent se rendre compte de l'intoxication que provoquent, au sein de toute une génération, les variétés concordantes d'une vision déformée et fausse de la vie, lesquelles se sont répercutées sur les forces intérieures. Sous l'une ou l'autre forme, ces toxines continuent à agir dans la culture, dans la science, dans la sociologie, dans la littérature, comme autant de foyers d'infection qui doivent être isolés et frappés. En dehors du matérialisme historique et de l'économisme, dont nous avons déjà parlé, les principaux de ces foyers sont constitués par le darwinisme, la psychanalyse et l'existentialisme.

Contre le darwinisme, il convient de revendiquer la dignité fondamentale de la personne humaine en reconnaissant son vrai lieu, qui n'est pas celui d'une espèce animale particulière, plus ou moins évoluée, entre tant d'autres, espèce qui se serait différenciée par "sélection naturelle" et toujours liée à des origines bestiales et primitives, mais qui est virtuellement capable de l'élever au-delà du plan biologique. Si l'on ne parle plus tellement de darwinisme, aujourd'hui, il n'en reste pas moins que sa substance demeure. Le mythe biologique darwinien, en telle ou telle autre variante, prend une valeur précise de dogme, défendu par les anathèmes de la "science", dans le matérialisme, qu'il soit aussi bien celui de la civilisation marxiste que celui de la civilisation américaine. L'homme moderne s'est accoutumé à cette conception dégradée, s'y reconnaît désormais tranquillement, la trouve naturelle.

Contre la psychanalyse doit prévaloir l'idéal d'un "moi", qui n'abdique pas, qui entend rester conscient, autonome et souverain, en face de la partie nocturne et souterraine de son âme et du démon de la sexualité ; qui ne se sent, ni "refoulé", ni ses facultés orientées par une signification supérieure des modes de vie et d'action. Une convergence évidente peut être signalée : la négation du principe conscient de la personne, le relief donné au subconscient, à l'irrationnel, à "l'inconscient collectif" et autres nuées, par la psychanalyse et par les écoles assorties, correspondent exactement, dans l'individu, à tout ce que le mouvement vers le bas, la subversion, la substitution révolutionnaire du supérieur par l'inférieur et le mépris à l'égard de tous les principes d'autorité, représentent dans le monde moderne, social et historique. Sur deux plans différents, la même tendance agit, et les deux effets ne peuvent pas ne pas s'intégrer réciproquement.

Quant à l'existentialisme, en dehors de ce qui se trouve, en lui, de philosophie proprement dite — une philosophie confuse —laquelle, jusqu'à hier, relevait de cercles fort restreints de spécialistes, il convient d'y reconnaître l'état d'esprit d'une crise devenue système, et adulée comme telle, la vérité d'un type humain divisé et contradictoire, subissant, comme une angoisse, un sort tragique et une absurdité, une liberté par laquelle il ne se sent pas élevé, devant laquelle il se sent plutôt sans issue et sans responsabilité, condamné au sein d'un monde privé de valeur et de signification. Tout ceci, alors que le meilleur Nietzsche avait déjà indiqué une voie pour retrouver un sens de l'existence et se donner à soi-même une loi et une valeur intangible, même en face d'un nihilisme radical, sous le signe d'un existentialisme positif et, selon son expression, de "nature noble".

Telles sont les lignes de dépassements qui ne doivent pas être intellectualisés, mais vécus, réalisés en leur signification directe pour la vie intérieure et pour la conduite personnelle. Il est impossible de se relever tant que l'on reste, de quelque façon, sous l'influence de pareilles formes d'une pensée faussée et dévoyée. Une fois désintoxiqué, il est possible de parvenir à la clarté, à la droiture, à la force.

medium_Alice.jpgDans la zone située entre culture et usages, il sera bon de préciser ultérieurement une attitude. Le communisme a lancé le mot d'ordre de l'antibourgeoisie, qui a été repris aussi, dans le domaine de la culture, par certains milieux intellectuels "engagés". Il s'agit là d'un point à propos duquel il convient d'y voir bien clair. De même que la société bourgeoise est quelque chose d'intermédiaire, il existe de même une double possibilité de surpasser la bourgeoisie, de dire non au type bourgeois, à la civilisation bourgeoise, à l'esprit bourgeois et aux valeurs bourgeoises. La première possibilité correspond à la direction conduisant plus bas encore, c'est-à-dire vers une humanité collectivisée et matérialisée avec son "réalisme" d'extraction marxiste : valeurs sociales et prolétariennes contre le "décadentisme bourgeois" et "capitaliste". Mais la seconde possibilité est la direction de celui qui combat la bourgeoisie pour s'élever effectivement au-dessus d'elle. Les hommes du nouveau front seront, oui ! antibourgeois, mais sur la base de la conception supérieure, héroïque et aristocratique, de l'existence que nous avons définie. Ils seront antibourgeois parce qu'ils dédaignent la vie commode ; antibourgeois parce qu'ils suivront, non point ceux qui promettent des avantages matériels, mais ceux qui exigent tout d'eux-mêmes ; antibourgeois, enfin, parce qu'ils n'ont pas la préoccupation de la sécurité, mais qu'ils aiment une union essentielle entre vie et risque, sur tous les plans, en faisant leur l'inexorabilité de l'idée nue et de l'action précise. Un autre aspect encore, par lequel l'homme nouveau, substance cellulaire du mouvement de réveil, sera antibourgeois et se différenciera de la génération précédente, sera constitué par son intolérance à l'égard de toutes les formes de rhétorique et de faux idéalisme, envers toutes les grandes paroles, écrites avec la majuscule, envers tout ce qui n'est que gesticulation, phrases à effet et mise en scène. Souci de l'essentiel, au contraire, nouveau réalisme dans l'art de se mesurer exactement avec les problèmes qui s'imposeront, volonté de faire en sorte que vaille, non l'apparence, mais l'être, non le bavardage, mais bien plutôt la réalisation silencieuse et exacte, en syntonie avec les forces qui se trouvent dans la même direction et en adhésion avec le commandement qui vient d'en-haut.

Celui qui, contre les forces de gauche, ne sait réagir qu'au nom des idoles, du style de vie et des médiocres moralités conformiste du monde bourgeois, a déjà perdu d'avance la bataille. Là n'est pas ce qui convient à l'homme qui se tient debout après avoir traversé le feu purificateur de destructions extérieures et intérieures. Un tel homme, de même que, politiquement, il n'est pas l'instrument d'une pseudo-réaction bourgeoise, de même, en général, il reprend des forces et des idéaux antérieurs et supérieurs au monde bourgeois et à l'ère économique, et c'est avec eux qu'il crée les lignes de défense et consolide les positions d'où, au moment opportun fulgurera l'action de la reconstruction.

Considérons un dernier point : celui des rapports avec la religion dominante. Il n'est pas douteux qu'un facteur "religieux" est nécessaire comme arrière-fond pour une vraie conception héroïque de la vie, telle qu'elle doit être essentielle pour notre front. Il importe de percevoir en soi-même l'évidence qu'au-delà de cette vie terrestre existe une vie plus haute, car seul celui qui le perçoit, possède une force infrangible et inébranlable, et lui seul sera capable d'un élan absolu — alors que, si fait défaut une telle sensation, défier la mort et ne tenir nul compte de sa propre vie n'est possible qu'en des moments sporadiques d'exaltation ou lors du déchaînement de forces irrationnelles : il n'y a pas de discipline qui puisse se justifier chez l'individu, avec une signification supérieure et autonome. Mais cette spiritualité, qui doit être vivante parmi les nôtres, n'a pas besoin de formulations dogmatiques obligatoires, ni d'une confession religieuse donnée. Quoi qu'il en soit, le style de vie qu'il sied d'en tirer n'est pas celui du moralisme catholique, lequel ne vise, tout au plus, qu'à un "vertuisme" domestiqué de l'animal humain. Politiquement, cette spiritualité ne peut pas ne pas nourrir la plus grande défiance à l'égard de tout ce qui ressemble à l'humanitarisme, à l'égalitarisme, au principe de l'amour, qui font partie intégrante de la conception chrétienne, en lieu et place de l'honneur et de la justice. Certes, si le catholicisme était capable de faire sienne la ligne d'une haute ascèse et, précisément sur cette base, presque à la manière d'une renaissance de l'esprit qui présida au meilleur Moyen Age avec ses croisades, s'il était capable de faire de la foi l'âme d'un bloc armé de forces, presque à la manière d'un nouvel Ordre Templier, compact et inexorable contre les courants du chaos, de l'abdication, de la subversion et du matérialisme pratique du monde moderne — certes ! en un tel cas, et même dans le cas où il ne s'en tiendrait fermement, comme minimum, qu'aux positions du Syllabus, il ne pourrait exister, pour notre choix, un seul instant de doute. Mais, au train où vont les choses, c'est-à-dire vu le niveau médiocre et, au fond, bourgeois et paroissial auquel est aujourd'hui pratiquement descendu tout ce qui est religion confessionnelle, et vu la régression moderniste, avec la croissante "ouverture à gauche" de l'Eglise post-conciliaire de la "mise à jour", à l'usage de nos hommes pourra suffire la pure référence à l'esprit, en tant qu'évidence d'une réalité transcendante à invoquer pour greffer en nos forces une autre force, pour pressentir que notre lutte n'est pas seulement une lutte politique, et pour attirer une invisible consécration sur un nouveau monde d'hommes et de chefs d'hommes.

medium_Serra_20Angel_20vs_20Spectre.jpgTelles sont quelques-unes des orientations essentielles pour la bataille à mener, essentiellement écrites à l'usage de la jeunesse, afin qu'elle reprenne le flambeau et le mot d'ordre, des mains de qui n'est pas tombé, en tirant leçon des erreurs du passé, en sachant bien discriminer et revoir tout ce qu'elle a ressenti et qu'elle ressent encore, aujourd'hui, de situations contingentes.

L'essentiel est de ne point descendre au niveau des adversaires ; de ne pas se réduire à agiter de simples consignes ; de ne pas insister outre mesure sur ce qui, étant d'hier, même s'il est digne d'être remémoré, ne possède pas une valeur actuelle et impersonnelle d'idée-force ; de ne pas céder aux suggestions du faux réalisme politicien, tare de tous les "partis". Certes oui ! il est nécessaire que nos forces agissent aussi dans le corps-à-corps de la lutte politique, afin de se créer tout l'espace possible au sein de la situation actuelle et de contenir l'assaut, sinon presque sans réplique, des forces de gauche. Mais, en dehors de ceci, il est important, il est essentiel que se constitue une élite, laquelle, en une intensité recueillie, définisse, selon une rigueur intellectuelle et une intransigeance absolues, l'idée en fonction de laquelle on a le devoir d'être unis, et il est essentiellement important que cette élite proclame surtout une telle idée dans la forme de l'homme nouveau, de l'homme qui ne se courbe pas, de l'homme qui se tient droit parmi les ruines. S'il nous est donné de franchir cette période de crise et d'ordre vacillant et illusoire, c'est à cet homme, et à lui seul, qu'appartiendra l'avenir. Mais quand bien même le destin que le monde moderne s'est créé et qui maintenant l'entraîne au gouffre, ne pourrait être endigué, grâce à de telles prémisses, les positions intérieures seront maintenues : quoi qu'il puisse advenir, ce qui pourra être fait sera fait, et nous appartiendrons toujours à cette patrie, qui, par nul ennemi, ne pourra jamais être ni occupée, ni détruite.

Julius EVOLA

Traduction de Pierre Pascal



lundi 28 juin 2010

Les mères et la virilité olympienne


LES MERES ET LA VIRILITE OLYMPIENNE

Introduction de Julius Evola

On peut dire de Johann Jakob Bachofen qu'il est une "découverte" de la culture européenne la plus récente. Contemporain de Nietzsche (puisqu'il naquit à Bâle en 1815 et y mourut en 1887), il appartient au même climat spirituel dans lequel La naissance de la tragédie du même Nietzsche, et la Psyché d'E. Rohde virent le jour. De son temps, l'œuvre de Bachofen n'éveilla quasiment aucun écho. Le grand public n'y eut pas accès, tandis que les "spécialistes" en fait d'histoire ancienne et d'archéologie y opposèrent une espèce de conjuration du silence motivée par l'originalité des méthodes et des conceptions de Bachofen par rapport aux leurs.

Aujourd'hui, son œuvre a été reprise par de nombreux auteurs et elle est considérée comme celle d'un précurseur et d'un chef d'école. Une 1ère réédition de morceaux choisis de Bachofen en 3 volumes est parue à Leipzig en 1926 ; due à C.A. Bernouilli, elle porte le titre de Urreligion und antike Symbole. Une 2nde, enrichie d'une ample étude introductive et intitulée Der Mythos von Orient und Okzident, fut assurée par A. Baümler, en 1926 également. Ajoutons qu'une réimpression de l'ensemble des ouvrages de Bachofen, devenus pratiquement introuvables dans l'édition originale, est actuellement en cours.

Maîtrisant parfaitement toutes les connaissances de l'archéologie et de la philologie de son temps, Bachofen s'est consacré à une interprétation originale des symboles, des mythes, des cultes et des formes juridiques des temps les plus reculés, interprétations particulièrement importantes par la quantité des thèmes et des référence qu'elle offre à quiconque entend s'ouvrir à une dimension quasiment insoupçonnée du monde des origines - au point d’apparaître comme une espèce d'histoire spirituelle secrète des civilisations antiques que masque l'histoire officielle, pourtant considérée par l’historiographie dite "critique" comme l'instance suprême.

Le fait que, par ailleurs, chez Bachofen, certaines déductions et certains points de détail soient inexacts, que quelques rapprochements pèchent par excès de simplification et qu’après lui, les historiens de l'Antiquité aient recueilli bien d'autres matériaux - tout ceci ne remet pas en question l'essentiel et n'autorise aucun de nos contemporains à juger "dépassées" ses œuvres maîtresses, fruits d’études approfondies et complexes et d'heureuses intuitions. De nos jours, Bachofen est aussi peu "dépassé" qu'un Fustel de Coulanges, un Max Muller ou un Schelling. Par rapport à ces auteurs, le moins que l'on puisse dire, c'est que ceux qui sont venus après auraient bien besoin de se mettre à la page ; car si leurs lunettes - c-à-d. leurs instruments critiques et analytiques - sont indubitablement plus perfectionnés, intérieu-rement, leur vue semble avoir singulièrement baissé. Quant à leurs recherches, qui sombrent si fréquemment dans une spécialisation opaque et sans âme, elles ne reflètent plus rien du pouvoir de synthèse et de la sûreté d'intuition de certains maîtres de jadis.

Ce qui est particulièrement digne d’intérêt chez Bachofen, c'est avant tout la MÉTHODE. Cette méthode est novatrice, révolutionnaire par rapport à la façon habituelle scolastique et académique, de considérer les anciennes civilisations, leurs cultes et leurs mythes, pour la simple raison qu'elle est "traditionnelle", au sens supérieur de ce terme. Nous voulons dire par là que la manière dont l'homme de toute civilisation traditionnelle, c-à-d. anti-individualiste et antirationaliste, affrontait le monde de la religion, des mythes et des symboles, est, dans ses grandes lignes, identique à celle adoptée par Bachofen pour tenter de découvrir le secret du monde des origines. La prémisse fondamentale de l'œuvre de Bachofen, c'est que le symbole et le mythe sont des témoignages dont toute recherche historique doit tenir sûrement compte. Ce ne sont pas des créations arbitraires, des projections fantaisistes de l'imagination poétique : ce sont, au contraire, des "représentations des expériences d'une race à la lumière de sa religiosité", lesquelles obéissent à une logique et à une loi bien déterminées. Par ailleurs, symboles, traditions et légendes ne doivent pas être considérés et mis en valeur en fonction de leur "historicité", au sens le plus étroit du terme : c'est précisément ici que réside le malentendu qui a empêché l'acquisition de connaissances précieuses. Ce n'est pas leur problématique signification historique, mais leur signification réelle de "faits spirituels" qu'il faut considérer.

À chaque fois que l'événement dûment enregistré et que le document "positif" cessent de nous parler, le mythe, le symbole et la légende s'offrent à nous, prêts à nous faire pénétrer une réalité plus profonde, secrète et essentielle : une réalité dont les traits extérieurs, historiques et tangibles des sociétés, des races et des civilisations passées ne sont qu'une conséquence. Dans cette optique, ceux-ci représentent assez fréquemment les seuls documents positifs que le passé a conservés. Bachofen observe très justement que l'on ne peut jamais se fier aveuglément à l'histoire : un événement peut, certes, laisser des traces, mais sa signification interne se perd, elle est emportée par le courant du temps au point d’être insaisissable et incompréhensible chaque fois que la tradition et le mythe ne l'ont pas fixée.

Dans les développements, les modifications, les oppositions et même les contradictions des divers symboles, mythes et traditions, nous pouvons en effet déceler les forces plus profondes, les "éléments premiers", spirituels et métaphysiques, qui agirent dans le cadre des cycles de civilisation primordiaux et dont ils déterminèrent les bouleversements les plus décisifs. C'est ainsi que s'ouvre devant nous la voie d'une MÉTAPHYSIQUE DE L'HISTOIRE qui, par la suite, n'est autre que l'histoire intégrale, où la dimension la plus importante - la 3ème dimension - est précisément mise en exergue. L'interprétation de l'histoire interne de Rome à laquelle se livre Bachofen, sur la base, justement, des mythes et des légendes de la romanité, est l'un des exemples les plus convaincants de la portée et de la fécondité d'une telle méthode.

En 2nd lieu, l'œuvre de Bachofen revêt une importance toute particulière sur le plan aussi bien d'une "mythologie de la civilisation" que d'une "typologie" et une "science des races de l'esprit". Se fondant sur les diverses formes que revêtirent jadis les rapports entre les sexes, les recherches de Bachofen mettent à jour l'existence de certaines formes, typiques et distinctes, de civilisation qui ramènent à autant d'idées centrales - liées, à leur tour, à des attitudes générales, attestées par autant de conceptions du monde, du destin, de l'au-delà, du droit, de la société. De telles idées ont quasiment valeur d' "archétypes", au sens platonicien : ce sont des forces formatrices riches de rapports analogiques avec les grandes forces des choses. Par la suite, elles se manifestent, chez les individus, sous la forme de divers modes d'être, de divers "styles" de l'âme : dans la façon de sentir, d'agir et de réagir.

C'est à ce type bien particulier de science que Bachofen ouvre la voie. Toutefois, il n'a pas su s'émanciper totalement du préjugé "évolu-tionniste" qui prévalait de son temps. C'est ainsi qu'il a été amené à croire que les diverses formes mises en évidence par lui, dans la direction indiquée plus haut, pouvaient se ranger dans une espèce de succession de stades liée à un "progrès" de la civilisation humaine en général. Si, sur le plan morphologique et typologique, la signification supérieure de ses recherches ne doit pas être remise en cause, une pareille limitation doit, bien entendu, être écartée.

Essentiellement, le monde analysé par Bachofen est celui des antiques civilisations méditerra-néennes. La multiplicité chaotique des cultes, des mythes, des symboles, des formes juridiques, des coutumes, etc., qu'elles nous proposent, se reconstitue dans les ouvrages de Bachofen pour faire finalement apparaître la permanence, sous des formes variées, de 2 idées fondamentales antithétiques : l'idée OLYMPIANO-VIRILE et l'idée TELLURICO-FEMININE. Une telle polarité peut également s'exprimer à travers les oppositions suivantes : civilisation des Héros et civilisation des Mères ; idée solaire et idée chtonico-lunaire ; droit patriarcal et matriarcat ; éthique aristocratique de la différence et promiscuité orgiastico-communautaire ; idéal olympien du "supramonde" et mysticisme panthéiste ; droit positif de l'IMPERIUM et droit naturel.

Bachofen a mis à jour l’ère gynécocratique, c-à-d. l’ère en laquelle le principe féminin est souverain, et à laquelle correspond un stade archaïque de la civilisation méditerranéenne, lié aux populations pélasgiques [= préhelléniques] ainsi qu'à un ensemble d'ethnies du bassin sud-oriental et asiatique de la Méditerranée. Bachofen a très justement relevé qu'aux origines, un ensemble d'éléments, divers mais concordants, renvoie chez ces peuples à l'idée centrale selon laquelle, à la source et à l'apex de toute chose, se tiendrait un principe féminin, une Déesse ou Femme divine incarnant les suprêmes valeurs de l'esprit. En face d'elle, ce n'est pas seulement le principe masculin mais également celui de la personnalité et de la différence qui apparaîtraient secondaires et contingents, soumis à la loi du devenir et de la déchéance - par opposition à l'éternité et à l'immutabilité propres à la Grande Matrice cosmique, à la Mère de la Vie.

Cette Mère est parfois la Terre, parfois la loi naturelle conçue comme un fait auquel les dieux eux-mêmes sont assujettis. Sous d'autres aspects (auxquels nous verrons que correspondent diverses différenciations), celle-ci est aussi bien Déméter, en tant que déesse de l'agriculture et de la terre mise en ordre, qu'Aphrodite-Astarté, en tant que principe d'ex-tases orgiastiques, d'abandons dionysiaques, de dérèglement hétaïrique dont la correspondance analogique est la flore sauvage des marais. Le caractère spécifique de ce cycle de civilisation consiste principalement dans le fait qu'il cantonne au domaine naturaliste et matérialiste tout ce qui est personnalité, virilité, différence : dans le fait, inversement, de mettre sous le signe féminin (féminin au sens le plus large) le domaine spirituel, au point d'en faire souvent, justement, un synonyme de promiscuité panthéiste et l’antithèse de tout ce qui est forme, droit positif, vocation héroïque d'une virilité au sens non matériel.

Extérieurement, l'expression la plus concrète de ce type de civilisation est le matriarcat et, de façon plus générale, la gynécocratie. La gynécocratie, c-à-d. la souveraineté de la femme, reflète la valeur mystique qu'une telle conception du monde lui attribue. Celle-ci peut cependant avoir pour contrepartie (en ses formes les plus basses) l'égalitarisme du droit naturel, l'universalisme et le communisme. Le peu de cas fait de tout ce qui est différencié, l'égalité de tous les individus devant la Matrice cosmique, principe maternel et "tellurique" (de tellus, terre) de la nature dont toute chose et tout être proviennent et en lequel ils se disséminent à nouveau au terme d'une existence éphémère, c'est cela que l'on trouve à la base de la promiscuité communautaire comme de celle, orgiastique, des fêtes lors desquelles on célébrait précisément, jadis, le retour à la Mère et à l'état naturel, et où toutes les distinctions sociales se voyaient temporairement abolies.

Le principe masculin n'a pas d'existence propre, il ne se suffit pas à lui-même. Sur le plan matériel, il n'a de valeur que comme instrument de la génération ; il se soumet au lien de la femme ou bien est tenu dans l'ombre par la luminosité démétrienne de la mère. Sur le plan spirituel, ce n'est qu'à travers une extase dionysiaque, rendue propice par des éléments sensualistes et féminins, qu'il faut recueillir le sens de ce qui est éternel et immuable, qu'il peut pressentir l'immortalité - laquelle n'a cependant rien à voir avec celle, céleste, des Olympiens et des Héros. Et même sur le plan social, l'homme, qui ne connaît rien d'autre que la loi brutale de la force et de la lutte, perçoit à travers la femme l'existence d'un ordre supérieur plus serein et supra-individuel ; il perçoit ce "mystère démétrien" qui, sous une forme ou sous une autre, constitua dans l'Antiquité la base et le soutien de la loi matriarcale et de la gynécocratie.

À ces conceptions s'oppose de façon très nette, dans l'ancien monde méditerranéen, le cycle de la civilisation olympiano-ouranienne. Le centre, ici, n'est plus constitué par les symboles de la Terre ou de la Lune, mais par ceux du Soleil ou des régions célestes ("ouraniens", du mot grec Ouranos) ; par la réalité non pas naturaliste et sensuelle, mais immatérielle ; non par le giron maternel, pas plus que par la virilité phallique qui en est la contrepartie, mais par la virilité ouranienne liée aux symboles du Soleil et de la Lune ; non par le symbolisme de la Nuit et de la Mère, mais par celui du Jour et du Père. Dans une telle civilisation, l'idéal suprême s'incarne précisément dans le monde ouranien, conçu comme celui d'entités lumineuses, immuables, détachées, privées de naissance - par opposition au monde inférieur des êtres qui naissent, deviennent et meurent, au fil d'une existence éphémère car toujours associée à la mort. La religion d'Apollon et de Zeus : tel est le point de référence suprême. C'est la spiritualité olympienne, la virilité immatérielle, le caractère solaire de dieux libérés du lien de la femme et de la mère, dont les attributs sont la paternité et la domination.

Les traces laissées par cette tradition, y compris dans la spéculation grecque, sont connues de tous, ou peu s'en faut : telles qu'elles furent conçues par les philosophes grecs, les notions de noûs et de "sphère intelligible" s'y rattachent directement. Mais Bachofen met en évidence bien d'autres expressions de cette tradition : le patriarcat, notamment en ses formes patriciennes, n'a pas d'autres prémisses. L'impulsion à dépasser la simple virilité "tellurique" (physique et phallique) dans l'optique d'une virilité héroïque ou spirituelle ; l'intégration de tout ce qui est forme et différence, au lieu d'en faire fi ; le mépris de la condition naturaliste ; le dépassement du droit naturel par, un droit positif ; l'idéal d'une formation de soi où l'état de nature, avec sa loi de la Mère et de la Terre, est remplacé par un nouvel ordonnancement, sous le signe du Soleil et des travaux symboliques d'un Héraklès, d'un Persée ou d'autres héros de la Lumière - tout ceci procède d'un type de civilisation identique.

Telle est la conception fondamentale de Bachofen. Et elle fournit la clef d'un type de recherches susceptible d'être étendues à des domaines beaucoup plus vastes que ceux considérés par le penseur bâlois, d'autant plus que, nous y avons fait allusion, Bachofen s'est uniquement servi de tels points de référence pour fixer les grandes lignes des conflits, des bouleversements et des transformations propres à l'histoire secrète de l'antique monde méditerranéen. En Grèce, contrastant avec les formes plus archaïques, aborigènes, liées au culte tellurico-maternel, irradia la lumière de la spiritualité héroïco-olympienne - mais la "civilisation des pères" y connut une brève existence. Minée par des processus d'involution, du fait qu'elle n'avait pas été étayée par une organisation politique solide, elle fut victime de la résurgence de cultes et de forces liés à la période précédente, pélasgico-orientale, qu'elle semblait avoir tout d'abord jugulés. L'idée qui la sous-tendait parvint à se transmettre à Rome où elle connut un développement beaucoup plus prometteur, si l'on se réfère à l'histoire, jusqu'à Auguste. A l'époque d'Auguste, Rome sembla, en effet, sur le point d'instaurer une nouvelle ère universelle qui conduirait à son terme cette mission - selon Bachofen, spécifiquement occidentale - pour laquelle la civilisation de l'Apollon delphique s'était montrée insuffisamment qualifiée.

Tels étant les principaux traits de la métaphysique de Bachofen quant à l'histoire méditerranéenne ancienne, il serait opportun de faire maintenant allusion aux autres possibilités qu'elle offre - une fois dépassé le cadre général "évolutionniste" dont nous parlions plus haut.

Des constatations de Bachofen, il ressort que s'est développée, par opposition aux fondements d'un monde plus archaïque imprégné d'une "civilisation de la Mère", une civilisation virile et paternelle qui la supplanta et la vainquit - même si, dans un 2ème temps et dans certaines régions, elle subit à nouveau des bouleversements au terme d'un cycle donné de civilisation. Tout ceci fut analysé par Bachofen par référence à une espèce de développement automatique advenu au sein d'une même famille ethnique. Il ramène donc essentiellement l'opposition entre ces 2 civilisations à celle existant entre 2 phases progressives et évolutives d'un processus unique - sans se demander COMMENT l'une avait pu procéder de l'autre.

Il convient, au contraire, de se poser cette question en faisant appel, pour y répondre, à l'ethnologie. Il ressort d'un ensemble de recherches ultérieures dans d'autres domaines, avec une marge de crédibilité suffisante, l'idée selon laquelle la civilisation méditerranéenne la plus archaïque, préhellénique, caractérisée par le culte de la Femme, du matriarcat, de la gynécocratie sociale ou spirituelle, serait liée à des influences pré-aryennes ou non aryennes - alors que la vision opposée du monde héroïque, solaire et olympien aurait une origine proprement aryenne. Au reste, ceci avait même été pressenti par Bachofen lorsqu'il mit en relation la 1ère civilisation avec les populations pélasgiques et qu'il observa que le culte le plus caractéristique du cycle héroïco-solaire, celui de l'Apollon de Delphes, avait des origines "hyperboréennes et thraces" - ce qui revient à dire nordico-aryennes. Ses préjugés évolu-tionnistes l'ont toutefois empêché d'approfondir ces données. Alors qu'il a accompli une œuvre géniale en ramenant les vestiges de la civilisation gynécocratique, parvenus jusqu'à nous, à l'unité archaïque à laquelle ils appartenaient, il a négligé de procéder de façon analogue en ce qui concerne les éléments solaires et olympiens qui avaient affleuré et s'étaient affirmés dans l'ancien monde méditerranéen. Ceci l'aurait amené à constater l'existence d'une civilisation olympienne et paternelle tout aussi archaïque, mais d'origine ethnique différente. Dans le bassin méditerranéen, les formes les plus pures de cette civilisation sont, par rapport à l'autre, plus récentes : mais "plus récentes" au sens relatif, du fait qu'elles apparurent seulement à un moment donné - et non pas au sens absolu, c'est-à-dire au sens qu'auparavant elles n'existèrent ou n'apparurent nulle part, sinon comme les ultérieurs "stades évolutifs" d'un même groupe ethnique. Le contraire pourrait être tout aussi vrai, à savoir que de nombreuses formes, rattachées par Bachofen au cycle de la Mère (à ses aspects supérieurs : lunaires et démétriens), pourraient être considérées, plutôt que réellement propres à une telle civilisation, comme les formes involutives de certains rameaux de la traditon solaire (ce qui correspondrait, entre autres, aux enseignements concernant les "quatre âges" que nous a transmis Hésiode), ou encore comme le produit d'interférences entre elle et la Tradition opposée.

Mais nous ne pouvons nous attarder davantage sur cette question dans la mesure où elle sort du cadre des recherches proprement dites de Bachofen et où, d'autre part, nous l'avons déjà traitée dans d'autres ouvrages (1). Quoiqu'il en soit, le travail effectué par Bachofen se révélera extrêmement utile, à titre préparatoire, pour celui qui souhaiterait, sur la base des traces constituées par les symboles, les rites, les institutions, les coutumes et les formes juridiques dérivant respectivement de la civilisation de la Mère et de la civilisation héroïco-solaire, identifier les influences spirituelles et les "races de l'es prit" antithétiques qui agirent dans l'ancien monde méditerranéen, l'Hellade et Rome comprises. Du fait des nouveaux matériaux recueillis entre-temps, une telle recherche pourrait obtenir des résultats absolument passionnants. En outre, il serait toujours possible de l'entreprendre, en partant des mêmes prémisses, vis-à-vis d'autres civilisations, européennes ou non européennes.

En ce qui concerne l'utilisation des conceptions de Bachofen sur le plan proprement morphologique et typologique, il conviendrait de noter que cet auteur ne s'est pas contenté de considérer les 2 seuls termes de l’antithèse - c-à-d. solaire et tellurique, principe viril ouranien-paternel et principe tellurico-maternel ; il s'est également penché sur des formes intermédiaires auxquelles correspondent les termes de démétrien (ou lunaire), d’amazonien, d'héroïque et de dionysien. Nous disposons donc, en tout, de 6 points de référence en fonction desquels on pourrait définir non seulement des types de civilisation, mais également des modes d'être spécifiques - au point de pouvoir parler d'un type d'homme solaire, lunaire, tellurique, amazonien, héroïque ou dionysien. Nous-mêmes, notamment dans l'ouvrage évoqué plus haut, nous avons cherché à développer, sur ces bases, une typologie particulière. Une fois encore, il s'agit là d'un nouveau domaine des sciences de l'esprit aux explorations desquels les conceptions de Bachofen peuvent fournir des points de référence précieux.

Enfin, il convient d'ajouter que ce type de recherches n'a pas seulement un intérêt rétrospectif dans le cadre de l'élaboration d'une histoire secrète du monde antique : il pourrait également s'avérer très utile à tous ceux qui s'efforcent de découvrir le véritable visage de l'époque que nous vivons et de formuler à la fois un diagnostic et un pronostic sur la civilisation occidentale dans son ensemble. Ici et là, dans ses ouvrages, Bachofen a pressenti l'existence de lois cycliques sous le poids desquelles, au terme d'un développement donné, certaines formes involutives et dégénérescentes représentent quasiment un retour de stades positifs jadis laissés derrière lui par le processus de développement général. Or, plus d'un auteur a relevé, dans le sillage de Bachofen, combien la civilisation occidentale contemporaine présente et reproduit de façon inquiétante les traits distinctifs d'une époque de la Mère, d'une époque tellurique et aphrodisienne, avec toutes les conséquences que cela implique.

Voici, par ex., ce qu'écrit Alfred Baümler dans l'introduction déjà citée à des morceaux choisis de Bachofen : "Un seul regard jeté, dans les rues de Berlin, Paris ou Londres, sur le visage d'un homme ou d'une femme moderne, suffit à se convaincre qu'aujourd'hui le culte d'Aphrodite est celui devant lequel Zeus ou Apollon doit laisser la place (...). C'est un fait patent que le monde contemporain présente tous les traits d'une époque gynécocratique. Au cœur d'une civilisation épuisée et décadente surgissent de nouveaux temples d'Isis et d'Astarté, de ces divinités maternelles asiatiques que l'on servait par l'orgie et le dérèglement, avec le sentiment d'un abandon sans espoir dans la jouissance. Le type de la femme fascinante est l'idole de notre temps et, les lèvres fardées, elle hante les villes d'Europe comme jadis Babylone. Et comme si elle voulait confirmer la profonde intuition de Bachofen, la dominatrice moderne de l'homme, ne cachant rien de ses charmes, porte dans ses bras un chien, symbole de la promiscuité sexuelle sans limites et des forces d'en-bas". Mais ce type d'analogie pourrait donner lieu à de bien plus vastes développements.

L'époque moderne est "tellurique" non seulement en ses aspects mécanicistes et matérialistes, mais encore, essentiellement, en, ses divers aspects activistes, dans son fatras de religions de la Vie, de l'Irrationnel et du Devenir - exactes antithèses de toute conception classique ou "olympienne" du monde. Un Keyserling, par ex., a cru pouvoir parler du caractère "tellurique" - c-à-d. irrationaliste, lié essentiellement à des formes de courage, de sacrifice, d'élan et de don de soi privées de toute référence vraiment transcendante - présenté par ce moderne mouvement de masse que l'on a appelé, de façon générale, le "révolution mondiale". Avec la démocratie, 1e marxisme et le communisme, l'Occident a fini par exhumer, sous des formes sécularisées et matérialisées, l'antique droit naturel, la loi égalitariste et anti-aristocratique de la Mère chthonienne qui stigmatise l’ "injustice" de toute différence : et le pouvoir si souvent accordé, sur cette base, à l'élément collectiviste semble proprement remettre en honneur l'ancien discrédit de l'individu propre à la conception tellurique.

Avec le romantisme moderne, voici que renaît Dionysos : il a la même passion pour l'informe, le confus, l'illimité ; on y trouve la même confusion entre sensation et esprit, la même opposition à l'idéal viril et apollinien de la clarté, de la forme de la limite. Nietzsche lui-même, grand admirateur de Dionysos, est une preuve vivante et tragique de l'incompréhension moderne pour un tel idéal et l'aspect tellurique de nombre de ses conceptions le montre bien. Par ailleurs, après avoir lu Bachofen, il n'est pas difficile de constater le caractère lunaire propre au type le plus répandu de la culture moderne : à savoir la culture basée sur un blafard et vide intellectualisme, la culture stérile, coupée de la vie, s'épuisant dans la critique, la spéculation abstraite et la vaine créativité esthétisante - culture qui, ici encore, est à mettre en relation étroite avec une civilisation qui a porté le raffinement de la vie matérielle à des formes extrêmes (selon la terminologie proprement bachofenienne, on dirait aphrodisiennes) et où la femme et la sensualité deviennent souvent des thèmes prédominants - au point de devenir quasiment pathologiques et obsessionnels.

Et là où la femme ne devient pas la nouvelle idole des masses sous 1a forme moderne, non plus des déesses mais des "divas" cinématographiques et autres apparitions aphrodisiennes envoûtantes, elle affirme fréquemment sa primauté sous de nouvelles formes amazoniennes. C'est ainsi qu'apparaît la femme moderne, masculinisée, sportive et garçonne - la femme qui se consacre exclusivement à l'épanouissement de son corps (trahissant ainsi la mission qui l'attend normalement dans une civilisation de type viril), qui s'émancipe, qui se rend indispensable et va jusqu'à faire irruption dans l’arène politique. Mais, cela non plus ne lui suffit pas.

Dans les sociétés anglo-saxonnes et surtout en Amérique, l'homme qui épuise sa vie et son temps dans l'abrutissement des affaires et la poursuite des richesses - richesses qui servent, pour une bonne part, à payer le luxe, les caprices, les vices et les "raffinements" féminins -, un tel homme, qui s'intéresse tout au plus au sport, a volontiers laissé à la femme le privilège, sinon le monopole, de s'occuper des "choses spirituelles". C'est pourquoi l'on voit surtout pulluler, dans ce type de société, les sectes "spiritualistes", spirites et occultistes où le fait que prédomine l'élément féminin est déjà en soi significatif (ce sont, par ex., 2 femmes, Madame Blavatsky et Madame Besant, qui ont fondé et dirigé ce qui prit le nom de Société Théosophique). Mais c'est pour bien d'autres raisons que cette simple circonstance que le néo-spiritualisme nous apparaît comme une espèce de réincarnation des vieux Mystères féminins : l'informe évasion de l'âme dans de nébuleuses expériences suprasensibles, la confusion entre médiumnité et spiritualité, l'évocation inconsciente d'influences réellement "infernales" et l'importance accordée à des doctrines telles que la réincarnation tendent à confirmer, dans ces courants pseudo-spiritualistes, la correspondance déjà évoquée et à démontrer que, dans ces aspirations déviées de dépasser le "matérialisme", le monde moderne n'a rien su trouver qui le remette en contact avec des traditions supérieures de caractère olympien et "solaire" (2).

Quant à la psychanalyse, avec la prééminence qu’elle accorde à l’inconscient par rapport au conscient, au côté "nocturne", souterrain, atavique, instinctif et sexuel de l’être humain par rapport à l'existence de veille, à la volonté, à la véritable personnalité, elle semble se référer proprement à la vieille doctrine de la Nuit sur le Jour, de l'obscurité des Mères sur les formes, supposées caduques et sans intérêt, qui émanent d'elle.

On doit reconnaître que de telles analogies ne sont ni extravagantes ni le fait de dilettantes ; elles ont une base considérable et sérieuse qui leur donne un caractère inquiétant, dans la mesure où, selon nous, la réapparition d'une ère gynécocratique ne peut signifier que la fin d'un cycle et l'écroulement des civilisations fondées sur une race d'ordre supérieur. Mais, nombre de conceptions de Bachofen, au même titre qu'elles nous permettent de mettre en évidence ces symptômes de décadence, nous indiquent également des points de référence en vue d'une réaction et d'une restauration éventuelles. Ils ne peuvent être constitués que par les valeurs "olympiennes" d'une nouvelle civilisation, anti-gynécocratique et virile. Tel est, pour Bachofen lui-même, le "mythe de l'Occident" - c'est-à-dire l'idée formatrice, l'idéal qui définirait ce qu'il y a de plus spécifiquement "occidental" dans l'histoire de la civilisation.

Pour Bachofen, nous l'avons vu, c'est Rome qui, au terme de la tentative de l'Hellade apollinienne, aurait assumé un tel idéal, aurait affirmé une "société du père" sur des bases universelles, au long d'une lutte tragique contre des forces qui, peu à peu, devaient à nouveau réaffleurer, puis se réaffirmer, dans tel ou tel domaine de la vie et de la société romaines. Celui qui est capable de pressentir la profonde vérité de cette vue de Bachofen voit s'ouvrir à lui un champ de recherches aussi vaste que passionnant : celui du repérage et de la découverte d'une romanité olympiano-paternelle, au sens supérieur. Cependant, après le massacre qu'une insipide et prétentieuse rhétorique a fait du nom de Rome, après ce qu'une érudition et ce qu'une historiographie académiques, plates et sans âme ont accompli pour nous faire ignorer tout ce que la romanité des origines possédait de lumineux, d'éternel et qui constituait sa véritable mission, comment mettre sérieusement en évidence l'importance qu'aurait, selon nous, une telle recherche et celle que revêt, dans cette optique, l'œuvre même de Bachofen de façon générale ?

Mais ce qui, pour un ensemble de facteurs en partie contingents, n'est peut-être pas possible aujourd'hui, il peut se faire que cela le soit demain, à une époque moins troublée. Avoir bien mis en évidence la dignité de la société virile et olympienne, c'est là l'un des plus grands mérites de l'œuvre de Bachofen - utile correctif à tant de déviations idéologiques et de vocations faussées propres aux temps modernes.

  1. Essentiellement dans Révolte contre le monde moderne.