dimanche 16 mai 2010

Julius Evola et la critique du nationalisme


Par Charles Champetier

Julius Evola et la critique du nationalisme
Mesdames, Messieurs, Chers amis,

Présenter, à l’occasion du XXIVème colloque national du Grece, la critique évolienne de la nation et du nationalisme me semble présenter au moins trois intérêts.

Cela permet tout d’abord de découvrir ou de redécouvrir la richesse et l’originalité des analyses de Julius Evola, qu’une gauche bien pensante a relégué, quand elle a pris la peine d’ouvrir ses livres, au rang d’intellectuel de seconde catégorie, aidé en cela il est vrai par une certaine droite qui l’a à peine mieux lu et n’a souvent voulu y voir qu’une confirmation de ses propres fantasmes idéologiques.

Cela permet ensuite de prendre conscience du fossé idéologique séparant le nationalisme de la philosophie traditionnelle – philosophia perennis – et, dans une certaine mesure, de la pensée contre-révolutionnaire. Ces systèmes de pensées divergents, souvent antithétiques, ont longtemps souffert d’un étiquetage sommaire comme notre époque aime, hélas !, à en produire, qui les avait rangé dans le même camp « réactionnaire » ou « conservateur », quand on ne se contentait pas du qualificatif infamant d’«extrême droite ».

Cela permet enfin d’apporter une lumière nouvelle au grand débat intellectuel qui s’ouvre aujourd’hui sur l’idée nationale, ouverture dont témoigne des numéraux spéciaux du Débat, de La Règle du jeu, de Krisis, le feu brûlant de l’actualité est-européenne et arabe et même un livre de l’industriel-essayiste Alain Minc, signe ultime s’il en était besoin que la nation, hier enfermée dans le magasin des accessoires idéologiques dépassés, revient à la mode…

La critique du nationalisme n’a pas fait l’objet d’un ouvrage spécial de Julius Evola. On la retrouve disséminée dans son œuvre, depuis ses premiers articles dans la revue Vita italiana jusqu’à ses derniers essais. Si la montée du fascisme, puis du national-socialisme, a pu jouer un rôle dans cette mise en question, il serait faux de penser que ce rôle fut central. Loin de se contenter d’une critique des événements dont il fut le contemporain et parfois l’acteur, le philosophe italien dresse une véritable généalogie du nationalisme. La nation y est élevée au rang d’un idéaltype d’identité collective, de forme politique dominant et même caractérisant la modernité. C’est d’ailleurs dans la seconde partie de sa Révolte contre le monde moderne, intitulée « Genèse et visage du monde moderne », qu’il place son étude du fait national.

Julius Evola se porte d’emblée en faux contre l’idée, fort répandue par l’historiographie du XXème siècle, selon laquelle la nation est un phénomène « naturel », une issue logique de notre histoire inscrite dans les grandes migrations de l’Antiquité tardive, les sédentarisations du haut Moyen Age et l’apparition des dynasties royales ou impériales. Pour Julius Evola, dès 1931, « on ne peut comprendre un phénomène tel que le nationalisme sans le situer dans le cadre d’une vision globale de l’histoire qui repose sur de solides assises, en fait de critères de valeurs. Or, pour une vision de cet ordre, ce qui se relève comme un fait patent, c’est la chute progressive du pouvoir politique de l’un à l’autre des plans qui, dans les anciennes civilisations, attestaient la différenciation qualitative des possibilités humaines »(1).

La nation apparaît donc dans le cadre d’une chute qualitative de civilisation, chute que la pensée traditionnelle – et singulièrement Julius Evola – analyse dans des termes proches de la trifonctionnalité indo-européenne qui nous est familière : à la domination première des souverains sacrés (basileus autocraton) succède celle des rois la laïcs, issus de l’aristocratie guerrière, lesquels sont à leur tour supplantés par les représentants de la troisième fonction, de la masse, dont les figures modernes sont le bourgeois et le prolétaire.

Plaquant cette grille d’analyse sur l’histoire européenne, Julius Evola note en premier lieu la concomitance, dès l’époque médiévale, du déclin de l’Empire et de l’émergence de la nation.

Le lent déclin de l’Empire commence par la désacralisation de son principe, c’est-à-dire par la sécularisation et la matérialisation de l’idée politique. La sacralité est, en effet, pour Julius Evola, la condition constitutive de l’idée d’Empire, dont elle fonde la légitimité et l’autorité. La disparition du caractère religieux du pouvoir, incarné par le sacre de l’empereur, s’est affirmée par étapes historiques, qui vont de la décision de Louis IV de Bavière, en 1338, selon laquelle l’élection de l’empereur est le seul principe légitimant son pouvoir (en dehors, donc, de la consécration) jusqu’au dernier sacre d’un empereur à Rome, celui de Frédéric III d’Autriche, en 1452.

Or, la disparition de cette dignitas sacrée rend de plus en plus difficile le maintien des structures décentralisées et multiples qui caractérisent la féodalité. Alors que l’impérialité œcuménique dominait, sans jamais les uniformiser, de multiples seigneuries et nationalités, sa disparition implique la transformation de l’ancienne fides supra-politique et spirituelle en une unité politique désormais violente et étatique, non plus organique mais mécanique, non plus sacrée mais profane. C’est ainsi, rappelle Julius Evola, « que les rois commencent à revendiquer pour leurs unités particulières le principe d’autorité absolue propre à l’Empire en le matérialisant et en proclamant finalement l’idée nouvelle et subversive d’Etat national » (2).

Désormais prévaudra la défense des intérêts particuliers contre l’aspiration universelle de l’ancien oecumène européen. Un François Ier ou un Clément VII en viendront à soutenir le Turc contre l’empereur. Un Richelieu, prélat catholique, appuiera lui aussi les ligues protestantes contre l’empereur, à la fin de la guerre de Trente ans. Comme l’écrit Julius Evola : « l’Empire est définitivement supplanté par les impérialismes, c’est-à-dire par les menées des Etats nationaux désireux de s’affirmer militairement et économiquement sur les autres nations » (3).

Au cœur de cette politique de menée nationale, la Maison de France joue un rôle prépondérant et, pour tout dire, initiateur. A la suite de René Guénon, qui l’évoque dans Autorité spirituelle et pouvoir temporel (4), Julius Evola voit en Philippe le Bel le fondateur véritable de l’idée moderne de nation. Son règne fut marqué, en plus d’une impopulaire réforme fiscale, qui le fit qualifier par Dante de « cupide », et de la liquidation des Templiers, par le conflit avec le pape Boniface VIII. Ce dernier ayant condamné Philippe le Bel par la bulle Ausculta filii carissime, celui-ci, sous l’influence de ses légistes, prit la décision, pour appuyer sa réplique au pape, de réunir une assemblée parisienne de notables, de bourgeois et de clercs, qui devaient constituer la première réunion des Etats généraux. Il en fera de même en 1308 et en 1311, pour soutenir sa lutte contre l’ordre des Templiers. Ce geste est à plus d’un égard symptomatique.

Comme l’a analysé Carl Schmitt, « mentalité juridico-légistique, centralisme, neutralité religieuse et théologique, rationalisme bourgeois : ces ingrédients s’allient ici pour la première fois » (5). Ce faisant, Philippe le Bel crée, quasiment ex nihilo, une conscience unitaire là où elle n’existait qu’à l’état de vague ébauche. Fondant sa démarche sur le droit laïc fixé par se légistes, il contribue au remplacement des formes charismatiques et traditionnelles de légitimité par les normes englobantes et contraignantes du législateur. La pyramide féodo-vassalique, qui constituait le corps de la hiérarchie médiévale, unifiée par la fidélité au seigneur, commence à être remplacée par les représentants des institutions centrales dépêchés dans les provinces. Le souverain associe pour la première fois la bourgeoisie à l’exercice du pouvoir, et cette association du roi et de la bourgeoisie, dirigée contre l’ordre féodal, ne cessera dès lors de se renforcer, jusqu’au jour où la bourgeoisie sera assez puissante pour renverser, en se réclamant précisément de la nation, une monarchie déclinante.

Bâtie sur les ruines de la féodalité, l’idée nationale se développe de la Renaissance au XVIIIème siècle dans le cadre d’un Etat centralisateur dont nous avons décrit plus haut la politique extérieure de division de l’oecumène européen, et dont chacun connaît la politique intérieure d’encadrement et d’étouffement de la diversité du royaume. Le pouvoir se pare d’un ersatz d’aura religieuse : l’absolutisme, dont Julius Evola rappelle à juste titre qu’il représente la « transposition à l’âge matérialiste de l’idée unitaire traditionnelle ».

Le caractère abstrait et désacralisé de l’identité nationale en cours de formation s’exprime à l’envi par la prolifération de ses agents fonctionnels, de sa bureaucratie : baillis, sénéchaux, gouverneurs, intendants, autant d’agents du pouvoir royal qui, lorsque s’instituera la patrimonialité des offices, seront surtout recrutés dans les rangs de la bourgeoisie. Cette artificialité du fait national s’exprime encore par le rôle dévastateur et souvent oublié de la mise en place, à partir du XVIème siècle, d’un marché national unifié, sous l’influence des idées mercantilistes, puis physiocratiques. Aux deux formes supérieures de l’épanouissement individuel, l’action pure qu’incarne la voie héroïque et la contemplation pure que vise l’ascèse et la connaissance, succède l’engouement utilitaire de plus en plus marqué pour l’abondance et la richesse matériellement déterminée. L’individu n’est plus appelé à se reconnaître dans un type supérieur d’humanité, le clerc ou le chevalier, puisque ceux-ci sont supplantés par une idéologie bourgeoise uniforme, mais plutôt à se fondre dans des entités surplombantes et massifiantes qui ont d’abord pour nom nation, puis classe ou humanité. « Dans ce nationalisme, écrit Julius Evola, le fait important n’est pas que surgisse une conscience nationale distincte par rapport à une autre, mais que la “nation” y devienne une personne, une entité en soi ; et l’impossibilité de dépasser le droit de la terre et du sang – qui ne concerne que l’aspect naturel et infra-naturel de l’homme -, l’impossibilité par l’individu d’acquérir une valeur sinon dans les termes propres à une collectivité et à une tradition données finissent par être élevés au rang de valeurs éthiques » (6). Il y a donc passage de la personne à la collectivité, du supérieur à l’inférieur, du spirituel au matériel.

C’est bien évidemment avec la Révolution française que culmine l’idée nationale. En quelques années révolutionnaires se résume et s’accélère le mouvement de plusieurs siècles d’histoire. La monarchie, dernier vestige traditionnel, pourtant vidé de sa substance, est supplanté par la souveraineté nationale. La nation n’est plus pensée, à l’intérieur, comme une hiérarchie d’ordre différents par nature mais comme une entité abstraite d’individus égaux (on connaît le mot de Siéyès : « La nation est une collection d’individus »). L’identité nationale, rationnellement reconnue par l’individu citoyen est une citoyenneté interne précosmopolitique. Phase ultime et logique décrite en ces termes par Julius Evola : « A l’émancipation vis-à-vis de l’Empire des Etats devenus absolus devait succéder l’émancipation vis-à-vis de l’Etat des individus souverains, libres et autonomes » (7). A cette conception du nationalisme, conception étatique et jacobine, on a coutume d’opposer la conception dite romantique de la nation, qui s’est développée au XIXème siècle, née en Allemagne et qui eut pour initiateurs principaux Herder et Fichte. Pour la première, le développement national présuppose l’existence d’un cadre étatique ; la seconde pose, au contraire, la préexistence du fait national, de la culture nationale dont découle l’Etat. Or Julius Evola ne verse ni dans l’une ni dans l’autre de ces conceptions du fait national. C’est l’émergence du national-socialisme, son idolâtrie poussée à l’extrême de la Volksgemeinschaft, qui lui donne l’occasion de rappeler l’opposition existant à ses yeux entre l’Etat d’une part, principe masculin, anagogique, c’est-à-dire « tirant vers le haut », « éthique et spirituel, et la nation d’autre part, principe féminin, démagogique parce qu’elle est un autre nom du plus grand nombre, naturaliste et sentimentale.

Cette opposition, dans la grille n’analyse traditionnelle rapportée à la trifonctionnalité évoquée au début de cette intervention, est la suivante : l’Etat vrai, non le pur fait de puissance ou la superstructure juridique mais la force spirituelle de formation et de sélection, est l’instance légitime d’autorité qui assure le pouvoir. La nation, quant à elle, qui désigne simplement la masse mise en forme par un héritage historique ou une caractérisation ethnique, est un concept de troisième fonction. Admettre que l’Etat puisse tirer sa légitimité (et les limites de sa souveraineté) de la nation, poser comme fait ne nationalisme, la nécessaire congruence de l’unité politique et de l’unité nationale, c’est ramener le première fonction à se déterminer par rapport à la troisième. Or, écrit Julius Evola, « animé de valeurs hiérarchiques, idéales, anti-hédonistes et dans une certaine mesure anti-eudémoniste, la sphère politique se situe hors du plan de l’existence “naturelle” ou “végétative”, à fortiori de l’échelle des valeurs utilitaires, économiques qui régentent le plus grand nombre à l’époque moderne » (8). Ainsi le XVIIIème siècle vit-il, dans la défense de la « nation productive » face au souverain « improductif », le renversement complet des valeurs traditionnelles, la nation étant à l’origine, dans le langage révolutionnaire, une limitation de l’autorité de l’Etat (comme le seront plus tard la défense libérale de l’individu ou du marché face au « constructivisme »). « Les concepts de nation, de peuple, de patrie, malgré le halo romantique et idéaliste qui les entoure parfois, appartiennent par essence au plan “naturaliste” et biologique, non au plan politique, et correspondent à la dimension “naturelle” et physique d’une collectivité donnée » (9).

Cette contradiction qui consiste à vouloir faire coïncider deux sphères qualitativement différentes de l’action et de l’existence humaine est apparue en pleine lumière dans certaines entreprises modernes, dont le national-socialisme fut, dans sa phase tardive, le dernier exemple en date. D’où provient son échec théorique : « la cause en est, répond Julius Evola, la contradiction à vouloir être, dans le même temps, “nation” et “empire” ainsi que l’absence, à la base, d’une véritable universalité » (10). Toute tentative historique appelant à intégrer, dans un même projet historique des réalités différentes, appelle nécessairement un dépassement du particulier dans l’universel. « Une race impériale, dit le philosophe italien, s’éloigne tout autant de ses particularités propres que de celles qui caractérisent d’autres races ; elle n’oppose pas un patriotisme à un autre : elle oppose l’universel au particulier » (11).

Ainsi, une vision du monde qui pose la communauté nationale-raciale comme centrale et l’Etat comme une réalité secondaire et dérivée, ne pourra jamais dépasser sa propre particularité sans user de coercition. L’Europe napoléonienne et l’Europe hitlérienne sont deux exemples parlants de constructions politiques à rhétorique « impérial » mais à caractère national, dont les contributions constitutives ne purent générer, à terme, qu’une division un peu plus profonde d’une unité européenne depuis longtemps perdue. A contrario, rappelle Julius Evola, « le Moyen Age catholique aussi bien que l’Empire romain ou l’Inde sont des exemples d’une universalité ainsi conçue : ils nous montrent la possibilité d’une unité culturelle et spirituelle profonde, au sein de la pluralité, et souvent même de la lutte d’Etats ou de races distinctes sur le plan ethnique. S’il fallait évoquer une future conscience européenne, c’est uniquement en ces termes qu’il conviendrait de le faire » (12).

Au terme de cette présentation de l’analyse évolienne de la nation et du nationalisme, quelques réserves critiques nous semblent nécessaires.

En premier lieu, il nous faut ici signaler, ce que les nombreux et attentifs lecteurs d’Evola qui se trouvent, j’en suis sûr, dans cette salle ne manqueront pas de me rappeler, que Julius Evola, dans l’un de ses textes (13), donne un sens positif au nationalisme, à un nationalisme aristocratique qui s’opposerait au nationalisme démagogique, un nationalisme qui ne serait pas la phase transitoire de lutte contre la Tradition que nous venons d’évoquer, mais plutôt une réaction face aux formes ultimes de la régression moderne, la collectivisation. Plusieurs raisons nous ont poussé à ne pas l’évoquer dans notre développement principal.

Tout d’abord, ce nationalisme positif n’est, sous la plume de Julius Evola, qu’un autre nom de la restauration aristocratique pure et simple et n’a plus grand chose à voir avec le concept de nation. Il s’agit plus d’une tentative de récupération terminologique et idéologique (l’article date de 1931, époque où s’affirment un peu partout en Europe des pouvoirs nationalistes). D’autre part et curieusement, Julius Evola évoque la possibilité qu’accorderait ce nationalisme de reconstruire méthodiquement un ordre traditionnel, dans un sens exactement inverse à celui de la subversion moderne : « Dans l’optique de ce nationalisme restaurateur, l’objectif serait donc le suivant : en premier lieu, donner une forme, ordonner tout ce qui, dans la société, correspond à la part physico-vitale ou animale d’un organisme humain et relevait du monde propre aux deux dernières classes subalternes : travail, économie, organisation politique au sens étroit du terme, débouchant sur une “paix économique” qui, par ses effets permettra aux énergies d’ordre supérieur de se libérer et d’agir sur un plan plus élevé. On pourrait alors commencer à s’attaquer à la reconstruction de la seconde caste, l’aristocratie guerrière, à laquelle appartient le premier des aristocrates, le monarque » (14). Outre ce que cette planification peut avoir de sympathiquement irréaliste dans son calme énoncé, il faut remarquer qu’Evola y défend une position contraire à la lecture traditionnelle de l’histoire, pour laquelle l’achèvement du dernier âge, le Kali Yuga, l’âge sombre, l’âge de fer, donne lieu à un gigantesque bouleversement, une révolution au sens premier du mot, qui replonge le monde dans un nouveau cycle, dans un nouvel âge d’or. Rien à voir donc avec de « programme » évolien de reconstruction, qui plus est de reconstruction à partir du niveau inférieur (« la paix économique »), d’un ordre traditionnel.

On ne retrouve pas, dans son œuvre, une telle opinion reproduite, ce qui laisse penser qu’elle devait plus à la pression de la conjoncture qu’à une réflexion de fond de son auteur.

Hormis ce point somme toute annexe, la deuxième critique de fond qui nous vient à l’esprit concerne l’assimilation constante, sous la plume d’Evola, des concepts de demos, de masse, de nation, de société lesquels incarnent pourtant des réalités qualitativement différentes et que l’auteur confond avec le principe de la quantité, du règne du plus grand nombre. Nulle part n’apparaît un éclairage positif sur la notion de totalité sociale ou de communauté comme paradigme alternatif à l’individualisme dominant (Julius Evola ne répugnant pas, comme un certain Nietzsche, à défendre un « individualisme aristocratique » face à la collectivité ou à la masse).

A ne voir dans l’irruption de la nation qu’une cause de déclin par le haut, comme il se plaît à l’écrire, à n’y voir qu’un visage de la subversion ou de la guerre occulte menée par quelques uns, Julius Evola se refuse à saisir la multiplicité des facteurs expliquant le succès et la pérennité de l’ordre national-étatique. Car la nation n’a prospéré qu’en répondant à une aspiration collective née du déclin des communautés réelles d’appartenance, sous le double effet de l’Etat et du marché. Elle est ce que Serge Latouche a justement qualifié de « compromis sociétal de la modernité » (15), le refuge des individus exosociabilisés par la révolution industrielle, la part de rêve accordée aux masses pour leur faire oublier les conséquences directes de l’imposition d’un ordre utilitaire à l’échelle du corps social tout entier. Elle est la forme d’appartenance tolérée, et parfois générée, par l’idéologie économique.

Louis Dumont, qui est un autre admirateur de l’Inde et des sociétés traditionnelles, et dont la lecture est souvent complémentaire de celle d’Evola, a bien mis en lumière l’importance de la distinction individualisme/holisme pour saisir l’originalité de la nation. Pour lui, « une nation ne naît pas d’un simple tissu de solidarités sans relations aux valeurs. Un système de valeurs exclut la nation (celui des sociétés holistes) ; un autre n’admet pas d’autres groupes politiques (…) La nation est le groupe sociopolitique moderne correspondant à l’idéologie de l’individu » (16). Qu’elle soit collection d’individu ou individu collectif, elle n’échappe pas au paradigme individualiste qui la fonde, et qui néglige la totalité sociale et la relation des hommes entre eux.

La nation n’est donc pas qu’une subversion « d’en haut », elle est aussi une réponse moderne à un déracinement généralisée. Mais par son abstraction même, par ses rapports ambigus à la réification et à la marchandisation du lien social, par son inadaptation à la situation géopolitique présente, par son incapacité actuelle à renouveler ses mythes fondateurs et par son repli sur ses fondements rationnels/égalitaire, la nation étatique est appelée à disparaître. Alors certes, la mise en place d’un ordre de « citoyens d’une idée » ou « d’une cause » comme le proposait Julius Evola doit retenir toute notre attention, même si elle est appelée à ne rester qu’un vœu pieux, mais on peut aussi penser que d’est d’«en bas » que la réponse au déracinement national viendra aussi – car c’est encore là que les conséquences de l’idéologie moderne ont été, sont et seront le plus durement et le plus évidemment ressenties.
notes
1 – Essais politique, « Les deux visages du nationalisme (1931) », Pardès, Puiseaux, 1988, p. 43.

2 – Révolte contre le monde moderne, Editions de l’Homme, Montréal, 1972, p. 420.

3 – Ibid., p. 421.

4 – Autorité spirituelle et pouvoir temporel, Trédaniel, 1984. Voir surtout les pp. 81-87.

5 – Du politique. « Légalité et légitimité », et autres essais, Pardès, Puiseaux, 1990, p. 189.

6 – Essais politiques, op. cit., p. 51.

7 – Révolte…, op. cit., p. 424.

8 – Les Hommes au milieu des ruines, Pardès, Puiseaux, 1984, p. 32.

9 – Ibid., p. 36.

10 – Ibid., p. 63.

11 – Ibid., p. 66.

12 - Ibid., p. 37.

13 – Il s’agit de l’article « Les deux visages du nationalisme », cité plus haut.

14 – Ibid., pp. 55-56.

15 – L’Occidentalisation du monde, Découverte, 1987.

16 – Essai sur l’individualisme, Seuil, 1983, p. 128. Sur le même thème, on lira aussi Homo hierarchicus, appendice D (« Nationalisme et communalisme »), Tel-Gallimard, pp. 376-395.