samedi 1 mai 2010

Evola, le philosophe au pinceau


Par Andrea Bedetti

Evola et le dadaïsme

L’auriez vous cru ? L’auteur de Révolte contre le monde moderne eut une véritable passion pour le dadaïsme « modernissime », courant artistique fondé par Tristan Tzara. Non seulement il entretint une correspondance suivie avec ses principaux représentants, mais il devint lui-même peintre. Il y a quelques années , ses oeuvres, qui sont presque toutes dans des collections privées, étaient rassemblées à Milan.

La période qui s’étend de 1915, date de son début d’intérêt pour la peinture, à 1923, lorsqu’il rompt avec Tristan Tzara et Francisco Picabia, est certainement l’une des plus fascinantes et par certains côtés les plus énigmatiques de la vie de Julius Evola. De fait, pendant quelques années, sous l’influence de poètes et de peintres de l’extrême avant-garde, il devint le principal représentant italien du dadaïsme.

On ignore bien souvent, ou on feint d’ignorer, en Italie et ailleurs l’importance de l’apport artistique de ce penseur traditionnel dérangeant, l’une des figures majeures de notre siècle. C’est pour pallier à cet oubli de nos contemporains qu’une exposition intitulée «Julius Evola et l’art des avant-gardes. Entre Futurisme, Dada et Alchimie» a été organisée à Milan, au Palazzo Bagatti-Valsecchi, avec la collaboration de la Fondation Julius Evola et des services culturels de la région, l’Assessorato alla cultura della Regione Lombardia, auxquels il faut ici rendre hommage. Exposition qui a culminé avec deux journées de conférences au Palais des Congrès Le Stelline sur le thème : «Julius Evola : un penseur pour la fin du millénaire».

Un Evola dadaïste, comme le prouvent les peintures exposées qui expriment essentiellement la vision méta-artistique du jeune Evola. Mais comment concilier cette position avant-gardiste européenne avec une pensée ultérieure qui fera d’Evola le contempteur absolu de la modernité ?

C’est en 1915 que sous la double influence d’une thématique futuriste et de visions théosophiques et ésotériques plus personnelles, Evola commence à fréquenter le studio de Giacomo Balla et à prendre le pinceau. Dès lors, le parcours du jeune peintre est complexe et sa vision artistique évoluera fortement. De 1915 à 1918, il prône ce qu’il appelle un idéalisme sensoriel, qui vise à créer un pont entre réalité objective et subjective par l’alchimie des sens.

L’apport alchimique qui est présent dès cette époque dans ses études et ses recherches permet à Evola d’associer à la dimension artistique un cheminement intérieur de purification et d’illumination continues. Perçu comme dépassement de la réalité, l’art doit élargir le concept de forme et donner corps à des sensations intérieures (ces fameux «paysages intérieurs» qui serviront de titre à plusieurs de ses compositions picturales) capables de propulser le regard de l’observateur dans les profondeurs du «moi».

Les familiers de l’oeuvre évolienne comprendront aisément que ces premières expériences artistiques appliquées à la peinture et à la poésie aient pu donner corps à cette construction à vocation spirituelle, faite de sensibilité et de pensée qui est à la base de la philosophie évolienne. Une philosophie portée par l’idéalisme magique et l’individualisme absolu découlant de l’expérience dadaïste, au terme d’une longue gestation qui s’est amorcée par la participation d’Evola à la première guerre mondiale.

En même temps qu’il découvre le dadaïsme, entre 1918 et 1920, Evola affine son expérience artistique personnelle par la vision d’une abstraction mystique qu’il théorise dans un texte intitulé Art abstrait dont nous extrayons un passage qui permet de mieux comprendre le «cheminement» méta-artistique du baron noir. Le jeune Evola écrit avec beaucoup de lucidité : « L’art est égoïsme et liberté. L’art est pour moi une élaboration désintéressée née d’une conscience supérieure de l’individu qui transcende et dépasse par conséquent les cristallisations des passions et de l’expérience vulgaire ».

La ligne de partage est déjà tracée entre le règne de la quantité, dominé par la massification et l’appauvrissement spirituel et l’intransigeance de celui qui, par des principes alchimiques, tendra à se fondre dans une transcendance héroïque et à rechercher la verticalité contre l’horizontalité dominante. C’est en grande partie dans l’optique de cette recherche qu’Evola adhère en 1920 au programme dadaïste de Tristan Tzara. Surgi à Zurich en 1915, le dadaïsme se propose de donner forme à la négation totale de toute esthétique et de toute valeur sociale. D’où cette prédilection des artistes dadaïstes pour des expressions artistiques et littéraires volontairement incompréhensibles et le recours à des matériaux inhabituels, comme des rebuts. Le terme même de «dada», ce petit cheval de bois, aurait lui-même été choisi par Tristan Tzara en feuilletant un dictionnaire.

Julius Evola adhère au dadaïsme parce qu’il y voit cette révolte contre le matérialisme qui lui fait rechercher des solutions spirituelles empreintes de la pureté neuve des origines : un cheminement à rebours dans la tentative de fuir la solidité des choses et des formes établies. C’est l’une des raisons qui expliquent qu’il n’ait pas cédé à la fascination devant l’expérience futuriste, alors en pleine expansion théorique et artistique.

Evola voit l’importance de la fonction artistique dans le rapport qu’elle crée avec la crise philosophique et spirituelle de l’Occident. Pour le penseur traditionnel, le futurisme a le tort d’accentuer la décadence de la modernité et d’accélérer la désagrégation de l’Homme, lui qui a détruit l’image même du divin. En dépit du nihilisme et du pessimisme qui marquent le mouvement dada, Evola proclame l’idée d’un art d’essence spirituelle qui dans ses évocations créatives se réclame de la magie, des doctrines occultes et du point d’union entre le Ciel et la Terre : la connaissance alchimique.

Porté par ces motivations, Evola défend les idéaux dadaïstes en Italie malgré les embûches et les incompréhensions, et il les propage presque exclusivement avec ses propres forces. On est surpris par un point qui, analysé a posteriori, ne relève pas seulement d’une coïncidence : de 1919 à 1922, la vie du penseur traditionnel épouse les contours du mouvement de Tristan Tzara à travers ses différentes phases, défi, puis crise et finalement agonie. C’est cette identification avec l’essence même de l’art qui oblige Evola à se précipiter dans cet abîme obscur qui le conduira au bord du suicide. Peut-être une crise existentielle ou sentimentale est-elle la cause de cet écart qui culmine avec le lent mais inexorable déclin du dadaïsme ?

Le déclin : Le tournant s’opère en 1921. Evola comprend alors qu’il devra se séparer progressivement de Tzara et des autres dadaïstes. Une trop grande pureté peut faire mal, surtout quand l’être succombe à la passivité et fait l’expérience de l’autodestruction à travers l’alcool et les drogues. Au bord du gouffre, Evola se rebiffe, il réagit et décide de poursuivre seul son chemin. C’est à quoi l’aideront l’étude du taoïsme de Lao-Tze et la découverte du tantrisme. L’année suivante, il cesse de peindre et le 1er août 1923, il adresse une ultime lettre à Tzara, quelques lignes sur une carte postale expédiée de Cortina d’Ampezzo. Le fondateur du dadaïsme la laissera sans réponse.

Dans son autobiographie, Le Chemin du Cinabre, Evola, se remémorant cet épisode intense et fructueux de son existence, note laconiquement : « L’expérience achevée, je passai outre ». D’autres sommets l’attendaient, d’autres sentiers qui devaient le former et le préparer à être le penseur le plus mal compris du siècle. Seul au milieu des ruines, passées et présentes.

Cher Tzara, combien l’Italie moderne est ignorante !

La correspondance entre Julius Evola et Tristan Tzara, fondateur du mouvement dadaïste, débute le 7 octobre 1919, lorsque le futur auteur de la Révolte contre le monde moderne adresse au poète français d’origine roumaine une première missive dans laquelle il demande à « être le premier collaborateur » dadaïste en Italie.

Au total et jusqu’à l’été 1923, Evola adressera à Tzara vingt-trois lettres et cartes postales qui témoignent de leur échange de vues et d’opinions sur le dadaïsme et d’autres aspects de l’art contemporain. Mais le rapport entre les deux hommes est fondé sur une estime réciproque plus que sur une parfaite harmonie. De fait, la dimension artistique évolienne, qui vise à l’unique, s’accorde mal avec les positions plus pessimistes et nihilistes du mouvement dada. Dans ses débuts néanmoins, le philosophe de la tradition s’y engage avec ferveur, comme en témoigne sa lettre du 21 février 1920 :

Cher Tzara,

Je vous suis très obligé de m’avoir adressé les bulletins Dada et de m’avoir compté parmi les présidents du mouvement. Je suivrai avec enthousiasme les manifestations importantes que vous ferez à Paris et je regrette beaucoup de ne pouvoir vous assister et y participer. L’attitude de l’Italie moderne face à Dada est détestable : m’en parlent des personnes qui ne connaissent rien ; des personnes incapables de le comprendre ; des personnes qui pourraient à la rigueur le comprendre mais qui, rongés par la Peur et l’Humanité, m’en parlent de mauvaise foi. Enfin, il y a ces avant-gardistes « parvenus » de leurs propres académies qui considèrent Dada comme un plagiat du futurisme. J’ai exposé des tableaux dada à Rome (Avez-vous reçu le catalogue ?) et je me suis beaucoup employé à faire connaître l’esprit du mouvement et à démontrer que Dada ne peut être que l’aboutissement final de tous les mouvements profondément modernes : naturellement, les critiques ont fusé : arbitraire, folie, charlatanisme, superficialité, futurisme allemand. Ce qui peut se traduire par : peur, superficialité, cristallisation pratique, impossibilité de comprendre et de ne pas comprendre.

Comme je vous l’ai dit, je suis à la tête de la revue d’art d’avant-garde Noï et je déplore de ne pouvoir en faire l’organe du dadaïsme italien, en premier lieu à cause des attaches qui me lient aux autres directeurs qui ne sont absolument pas dada, et en second lieu du fait de l’absence d’amis italiens de quelque poids au sein du mouvement.

Je me borne à publier une série d’articles sur les fondements philosophiques et la nécessité morale de l’esthétique dada que j’illustre par des poèmes et des dessins et à éditer des choses à vous (Dans le 1er numéro : Les Saltimbanques, dans le numéro 3 : Réalités cosmiques vanille tabac éveils et la IVème complainte de mon obscurité) et à vos amis : c’est pourquoi je vous prie de me faire parvenir d’autres choses de vous-même et de messieurs Janco et Picabia.

Autres nouvelles : un long article explicatif de Francesco Flora que j’ai sollicité doit paraître dans le quotidien de Rome Il Giornale d’Italia (le mois prochain) et un article de O. Giacobbe sur moi devrait sortir dans Le Cronache d’Attualità, sous le titre Dada in Humanitas. Une prochaine publication par F. T. Marinetti de mes huit poèmes et huit compositions est annoncée.

Avec cette lettre, je vous envoie deux de mes poèmes que j’aimerais voir publiés dans vos revues ; j’ai joint des dessins qui peuvent être utilisés pour l’exposition, si vous le jugez opportun. Et pour terminer un numéro de Noï, pour le cas où l’exemplaire adressé à Zurich ne vous serait pas parvenu.

Comme je vous l’ai dit, j’adhère pleinement à Dada, dans toutes ses expressions : sur les menues divergences quant à la qualité des exigences intérieures que suggèrent ces expressions, je crois que nous pouvons tomber d’accord.

Avec mes meilleurs sentiments et ma sympathie.

Julius Evola