lundi 17 mai 2010

Le secret de la dégénérescence


Par Julius Evola

Le secret de la dégénérescence
 
Quiconque en est arrivé à rejeter le mythe rationaliste du «progrès» et de l'interprétation de l'histoire comme un développement positif ininterrompu de l'humanité se trouvera lui-même graduellement conduit vers la vision-du-monde qui était commune à toutes les grandes cultures traditionnelles, et qui a en son centre la mémoire d'un processus de dégénérescence, d'un lent obscurcissement, ou de la chute d'un monde antérieur plus élevé. Si nous pénétrons plus profondément à l'intérieur de cette nouvelle (et ancienne) interprétation, nous rencontrons des problèmes variés, parmi lesquels le principal est le secret de la dégénérescence.

Dans son sens littéral, cette question n'est en aucune manière une nouveauté. Si l'on contemple les magnifiques vestiges de cultures dont le nom même n'est pas parvenu jusqu'à nous, mais qui semblent avoir porté, même dans leurs aspects matériels, une grandeur et une puissance plus que terrestres, on peut difficilement éviter de se poser des questions sur la mort des cultures, et de sentir l'insuffisance des raisons qui sont habituellement données comme explications.

Nous pouvons remercier le comte de Gobineau pour le meilleur exposé, et le plus connu, de ce problème, et aussi pour une critique magistrale des principales hypothèses le concernant. Sa solution sur la base de la pensée raciale et de la pureté raciale comporte aussi une grande part de vérité, mais elle a besoin d'être élargie par quelques observations concernant un ordre de choses plus élevé. Car il a existé de nombreux cas où une culture s'est effondrée même quand sa race est restée pure, et cela est particulièrement clair dans certains groupes qui ont souffert d'une lente, inexorable extinction, bien qu'ils étaient restés racialement isolés, comme des îles. Ces peuples sont aujourd'hui dans la même forme raciale qu'ils l'étaient deux siècles auparavant, mais il est difficile de retrouver à présent l'héroïque disposition et la conscience raciale qu'ils possédaient autrefois. D'autres grandes cultures semblent simplement être restées figées comme des momies: elles étaient depuis longtemps intérieurement mortes, et il suffisait donc de la plus légère poussée pour les abattre. Ce fut le cas, par exemple, de l'ancien Pérou, cet empire solaire géant qui fut annihilé par quelques aventuriers sortis de la pire populace de l'Europe.

Si nous considérons le secret de la dégénérescence d'un point de vue exclusivement traditionnel, il devient encore plus difficile de le résoudre complètement. C'est alors une question de division de toutes les cultures en deux types principaux. D'une part, il y a les cultures traditionnelles, dont les principes sont identiques et inchangeables, en dépit de toutes les différences de surface. L'axe de ces cultures et le sommet de leur ordre hiérarchique consiste en puissances et en actions métaphysiques, supra-individuelles, qui servent à informer et justifier tout ce qui est simplement humain, temporel, sujet au devenir et à «l'histoire». D'autre part, il y a la «culture moderne», qui est véritablement l'anti-tradition et qui s'épuise elle-même dans une construction de formes purement humaines et terrestres et dans le développement total de celles-ci, dans la recherche d'une vie entièrement détachée du «monde d'en-haut».

Du point de vue de cette dernière, la totalité de l'histoire est une dégénérescence, parce qu'elle montre le déclin universel des premières cultures de type traditionnel, et la montée décisive et violente d'une nouvelle civilisation universelle du type «moderne».

Une double question surgit alors.

Premièrement, comment fut-il même possible que cela puisse arriver? Il y a une erreur logique sous-jacente dans toute la doctrine de l'évolution: il est impossible que le plus élevé puisse émerger du moins évolué, et le plus grand du plus petit. Mais n'y a-t-il pas une difficulté similaire dans la solution de la doctrine de l'involution? Comment est-il même possible au plus élevé de tomber? Si nous pouvions raisonner par simples analogies, il serait facile de traiter cette question. Un homme en bonne santé peut devenir malade; un homme vertueux peut tourner au vice. Il y a une loi naturelle que chacun considère comme allant de soi: que chaque être vivant commence avec la naissance, la croissance et la force, puis vient la vieillesse, l'affaiblissement et la désintégration. Et ainsi de suite. Mais cela est juste faire des affirmations, pas expliquer, même si nous reconnaissons que de telles analogies sont effectivement liées à la question posée ici.

Deuxièmement, la question n'est pas seulement d'expliquer la possibilité de la dégénérescence d'un monde culturel particulier, mais aussi la possibilité que la dégénérescence d'un cycle culturel puisse se transmettre à d'autres peuples et les entraîne dans sa chute. Par exemple, nous n'avons pas seulement à expliquer comment l'ancienne réalité occidentale s'effondra, mais aussi à montrer la raison pour laquelle il fut possible pour la culture «moderne» de conquérir pratiquement le monde entier, et pourquoi elle posséda le pouvoir de détourner autant de peuples de tout autres types de culture, et de dominer même là où des Etats de forme traditionnelle semblaient être vivants (il suffit de se rappeler l'Orient aryen). A cet égard, il ne suffit pas de dire que nous avons affaire à une conquête purement matérielle et économique. Cette vue semble très superficielle, pour deux raisons. En premier lieu, un pays qui est conquis sur le plan matériel subit aussi, sur le long terme, des influences d'un genre plus élevé, correspondant au type culturel de son conquérant. Nous pouvons affirmer, en fait, que la conquête européenne sème presque partout les graines de «l'européanisation», c'est-à-dire le mode de pensée rationaliste, hostile à la tradition, individualiste. Deuxièmement, la conception traditionnelle de la culture et de l'Etat est hiérarchique, non-dualiste. Ses porteurs ne purent jamais souscrire, sans de sévères réserves, aux principes du «Rendez à César ce qui appartient à César» et du «Mon Royaume n'est pas de ce monde». Pour nous, la «Tradition» est la présence victorieuse et créative dans le monde de ce qui «n'est pas de ce monde», c'est-à-dire de l'Esprit, compris comme une puissance qui est plus puissante que toute puissance purement humaine ou matérielle.

C'est l'idée de base de la vision de la vie authentiquement traditionnelle, qui ne nous permet pas de parler avec mépris des conquêtes purement matérielles. Au contraire, la conquête matérielle est le signe, sinon d'une victoire spirituelle, du moins d'une faiblesse spirituelle ou d'une sorte de «recul» dans les cultures qui sont conquises et qui perdent leur indépendance. Partout où l'Esprit, considéré comme la plus forte puissance, était véritablement présent, les moyens -- visibles ou autres -- ne manquèrent jamais pour résister à la supériorité technique et matérielle de tous les adversaires. Mais cela ne s'est pas produit. On doit donc en conclure que la dégénérescence était cachée derrière la façade traditionnelle de tous les peuples que le monde «moderne» a pu conquérir. L'Occident doit donc avoir été la culture dans laquelle une crise qui était déjà universelle prit sa forme la plus aigüe. Ici la dégénérescence fut l'équivalent, pour ainsi dire, d'un coup d'assommoir, et lorsqu'il eut lieu, il brisa avec plus ou moins de facilité d'autres peuples chez qui l'involution n'avait certainement pas «progressé» aussi loin, mais dont la tradition avait déjà perdu sa puissance originelle, et donc ces peuples ne furent plus capables de se protéger d'un assaut extérieur.

Avec ces considérations, le second aspect de notre problème est ramené au premier. La question est surtout d'expliquer la signification et la possibilité de la dégénérescence, sans faire référence à d'autres circonstances.

Pour cela nous devons être clairs à propos d'une chose: c'est une erreur de présumer que la hiérarchie du monde traditionnel est basée sur une tyrannie des classes supérieures. Cela est seulement une conception «moderne», complètement étrangère au mode de pensée traditionnel. La doctrine traditionnelle concevait en fait l'action spirituelle comme une «action sans agir»; elle parlait du «mouvement immobile»; partout elle utilisait le symbolisme du «pôle», l'axe inaltérable autour duquel tous les mouvements ordonnés prennent place (et à un autre endroit nous avons montré que cela est la signification de la svastika, la «croix arctique»); elle soulignait toujours la spiritualité «olympienne», et l'autorité authentique, ainsi que sa manière d'agir directement sur ses subordonnés, pas par la violence mais par la «présence»; finalement elle utilisait l'image de l'aimant, dans laquelle se trouve la clé de notre question, comme nous allons le voir à présent.

C'est seulement aujourd'hui que quelqu'un pourrait imaginer que les authentiques porteurs de l'Esprit, de la Tradition, recherchent les gens pour les saisir et les mettre à leurs places -- bref, qu'ils «dirigent» les gens, ou ont un intérêt personnel à établir et à maintenir ces relations hiérarchiques en vertu desquelles ils peuvent apparaître de manière visible comme les dirigeants. Cela serait ridicule et insensé. C'est bien plus la reconnaissance venant des basses classes qui est la véritable base de toute hiérarchie traditionnelle. Ce n'est pas le plus élevé qui a besoin du moins élevé, mais l'inverse. L'essence de la hiérarchie est qu'il existe quelque chose vivant comme une réalité dans certaines personnes, qui chez les autres est présente seulement sous la forme d'un idéal, d'une prémonition, d'un effort ininterrompu. Ainsi ces derniers sont fatalement attirés par les premiers, et leur plus basse condition est celle de la subordination moins à quelque chose d'étranger, qu'à leur propre «Moi» véritable. Là réside le secret, dans le monde traditionnel, de toute disponibilité au sacrifice, de tout héroïsme, de toute loyauté; et d'autre part, d'un prestige, d'une autorité, et d'une calme puissance que le tyran le plus lourdement armé ne pourra jamais posséder.

Avec ces considérations, nous sommes parvenus très près de la solution non seulement du problème de la dégénérescence, mais aussi de la possibilité d'une chute particulière. Ne serions-nous pas fatigués d'entendre que le succès de chaque révolution indique la faiblesse et la dégénérescence des dirigeants antérieurs? Une compréhension de ce genre est très partielle. Cela serait en effet le cas si des chiens féroces étaient attachés, et soudain relâchés: cela serait la preuve que les mains tenant les laisses sont devenues impotentes ou faibles. Mais les choses se présentent très différemment dans la structure de la hiérarchie spirituelle, dont nous avons expliqué plus haut la base réelle. Cette hiérarchie dégénère et peut être renversée dans un cas seulement: lorsque l'individu dégénère, lorsqu'il utilise sa liberté fondamentale pour dénier l'Esprit, pour détacher sa vie de tout point de référence plus élevé, et pour exister «seulement pour lui-même». Alors les contacts sont fatalement rompus, la tension métaphysique, à laquelle l'organisme traditionnel doit son unité, s'efface, toutes les forces vacillent dans sa course et finalement se brisent. Les sommets, bien sûr, demeurent purs et inviolables dans leurs hauteurs, mais le reste, qui dépendait d'eux, devient maintenant une avalanche, une masse qui a perdu son équilibre et qui tombe, d'abord imperceptiblement mais avec un mouvement toujours accéléré, vers les profondeurs et les plus bas niveaux de la vallée. C'est le secret de toutes les dégénérescences et de toutes les révolutions. L'Européen a d'abord tué la hiérarchie en lui-même en extirpant ses propres possibilités intérieures, auquelles correspondent les bases de l'ordre qu'il voudrait ensuite détruire extérieurement.

Si la mythologie chrétienne attribue la Chute de l'Homme et la Rébellion des Anges à la liberté de la volonté, alors cela revient à peu près à la même signification. Cela concerne l'effrayant potentiel qui demeure en l'homme, d'utiliser la liberté pour détruire spirituellement et pour bannir tout ce qui pourrait lui assurer une valeur supra-naturelle. C'est une décision métaphysique: le fleuve qui traverse l'histoire sous les formes les plus variées de la haine anti-Tradition, de l'esprit révolutionnaire, individualiste, et humaniste, ou pour résumer, l'esprit «moderne». Cette décision est la seule cause positive et décisive dans le secret de la dégénérescence, la destruction de la Tradition.

Si nous comprenons cela, nous pouvons peut-être aussi saisir le sens de ces légendes qui parlent de mystérieux dirigeants qui existent «toujours» et ne sont jamais morts (l'ombre de l'Empereur dormant à l'intérieur de la montagne de Kyffhaüser!). De tels dirigeants peuvent être redécouverts seulement si on parvient à la réalisation spirituelle et si on éveille une qualité en soi-même comme un métal qui soudainement sent «l'aimant», trouve l'aimant et s'oriente irrésistiblement et se dirige vers lui. Pour l'instant, nous devons nous restreindre à cette indication. Une explication compréhensible des légendes de cette sorte, qui nous parviennent depuis la plus ancienne source aryenne, nous entraînerait trop loin. En une autre occasion nous reviendrons peut-être au secret de la dégénérescence, à la «magie» qui est capable de rétablir la masse tombée, sur les sommets inaltérables, solitaires, et invisibles qui sont encore là dans les hauteurs.
notes

Source : Deutsches Volkstum Numero 11 1938

dimanche 16 mai 2010

Julius Evola et la critique du nationalisme


Par Charles Champetier

Julius Evola et la critique du nationalisme
Mesdames, Messieurs, Chers amis,

Présenter, à l’occasion du XXIVème colloque national du Grece, la critique évolienne de la nation et du nationalisme me semble présenter au moins trois intérêts.

Cela permet tout d’abord de découvrir ou de redécouvrir la richesse et l’originalité des analyses de Julius Evola, qu’une gauche bien pensante a relégué, quand elle a pris la peine d’ouvrir ses livres, au rang d’intellectuel de seconde catégorie, aidé en cela il est vrai par une certaine droite qui l’a à peine mieux lu et n’a souvent voulu y voir qu’une confirmation de ses propres fantasmes idéologiques.

Cela permet ensuite de prendre conscience du fossé idéologique séparant le nationalisme de la philosophie traditionnelle – philosophia perennis – et, dans une certaine mesure, de la pensée contre-révolutionnaire. Ces systèmes de pensées divergents, souvent antithétiques, ont longtemps souffert d’un étiquetage sommaire comme notre époque aime, hélas !, à en produire, qui les avait rangé dans le même camp « réactionnaire » ou « conservateur », quand on ne se contentait pas du qualificatif infamant d’«extrême droite ».

Cela permet enfin d’apporter une lumière nouvelle au grand débat intellectuel qui s’ouvre aujourd’hui sur l’idée nationale, ouverture dont témoigne des numéraux spéciaux du Débat, de La Règle du jeu, de Krisis, le feu brûlant de l’actualité est-européenne et arabe et même un livre de l’industriel-essayiste Alain Minc, signe ultime s’il en était besoin que la nation, hier enfermée dans le magasin des accessoires idéologiques dépassés, revient à la mode…

La critique du nationalisme n’a pas fait l’objet d’un ouvrage spécial de Julius Evola. On la retrouve disséminée dans son œuvre, depuis ses premiers articles dans la revue Vita italiana jusqu’à ses derniers essais. Si la montée du fascisme, puis du national-socialisme, a pu jouer un rôle dans cette mise en question, il serait faux de penser que ce rôle fut central. Loin de se contenter d’une critique des événements dont il fut le contemporain et parfois l’acteur, le philosophe italien dresse une véritable généalogie du nationalisme. La nation y est élevée au rang d’un idéaltype d’identité collective, de forme politique dominant et même caractérisant la modernité. C’est d’ailleurs dans la seconde partie de sa Révolte contre le monde moderne, intitulée « Genèse et visage du monde moderne », qu’il place son étude du fait national.

Julius Evola se porte d’emblée en faux contre l’idée, fort répandue par l’historiographie du XXème siècle, selon laquelle la nation est un phénomène « naturel », une issue logique de notre histoire inscrite dans les grandes migrations de l’Antiquité tardive, les sédentarisations du haut Moyen Age et l’apparition des dynasties royales ou impériales. Pour Julius Evola, dès 1931, « on ne peut comprendre un phénomène tel que le nationalisme sans le situer dans le cadre d’une vision globale de l’histoire qui repose sur de solides assises, en fait de critères de valeurs. Or, pour une vision de cet ordre, ce qui se relève comme un fait patent, c’est la chute progressive du pouvoir politique de l’un à l’autre des plans qui, dans les anciennes civilisations, attestaient la différenciation qualitative des possibilités humaines »(1).

La nation apparaît donc dans le cadre d’une chute qualitative de civilisation, chute que la pensée traditionnelle – et singulièrement Julius Evola – analyse dans des termes proches de la trifonctionnalité indo-européenne qui nous est familière : à la domination première des souverains sacrés (basileus autocraton) succède celle des rois la laïcs, issus de l’aristocratie guerrière, lesquels sont à leur tour supplantés par les représentants de la troisième fonction, de la masse, dont les figures modernes sont le bourgeois et le prolétaire.

Plaquant cette grille d’analyse sur l’histoire européenne, Julius Evola note en premier lieu la concomitance, dès l’époque médiévale, du déclin de l’Empire et de l’émergence de la nation.

Le lent déclin de l’Empire commence par la désacralisation de son principe, c’est-à-dire par la sécularisation et la matérialisation de l’idée politique. La sacralité est, en effet, pour Julius Evola, la condition constitutive de l’idée d’Empire, dont elle fonde la légitimité et l’autorité. La disparition du caractère religieux du pouvoir, incarné par le sacre de l’empereur, s’est affirmée par étapes historiques, qui vont de la décision de Louis IV de Bavière, en 1338, selon laquelle l’élection de l’empereur est le seul principe légitimant son pouvoir (en dehors, donc, de la consécration) jusqu’au dernier sacre d’un empereur à Rome, celui de Frédéric III d’Autriche, en 1452.

Or, la disparition de cette dignitas sacrée rend de plus en plus difficile le maintien des structures décentralisées et multiples qui caractérisent la féodalité. Alors que l’impérialité œcuménique dominait, sans jamais les uniformiser, de multiples seigneuries et nationalités, sa disparition implique la transformation de l’ancienne fides supra-politique et spirituelle en une unité politique désormais violente et étatique, non plus organique mais mécanique, non plus sacrée mais profane. C’est ainsi, rappelle Julius Evola, « que les rois commencent à revendiquer pour leurs unités particulières le principe d’autorité absolue propre à l’Empire en le matérialisant et en proclamant finalement l’idée nouvelle et subversive d’Etat national » (2).

Désormais prévaudra la défense des intérêts particuliers contre l’aspiration universelle de l’ancien oecumène européen. Un François Ier ou un Clément VII en viendront à soutenir le Turc contre l’empereur. Un Richelieu, prélat catholique, appuiera lui aussi les ligues protestantes contre l’empereur, à la fin de la guerre de Trente ans. Comme l’écrit Julius Evola : « l’Empire est définitivement supplanté par les impérialismes, c’est-à-dire par les menées des Etats nationaux désireux de s’affirmer militairement et économiquement sur les autres nations » (3).

Au cœur de cette politique de menée nationale, la Maison de France joue un rôle prépondérant et, pour tout dire, initiateur. A la suite de René Guénon, qui l’évoque dans Autorité spirituelle et pouvoir temporel (4), Julius Evola voit en Philippe le Bel le fondateur véritable de l’idée moderne de nation. Son règne fut marqué, en plus d’une impopulaire réforme fiscale, qui le fit qualifier par Dante de « cupide », et de la liquidation des Templiers, par le conflit avec le pape Boniface VIII. Ce dernier ayant condamné Philippe le Bel par la bulle Ausculta filii carissime, celui-ci, sous l’influence de ses légistes, prit la décision, pour appuyer sa réplique au pape, de réunir une assemblée parisienne de notables, de bourgeois et de clercs, qui devaient constituer la première réunion des Etats généraux. Il en fera de même en 1308 et en 1311, pour soutenir sa lutte contre l’ordre des Templiers. Ce geste est à plus d’un égard symptomatique.

Comme l’a analysé Carl Schmitt, « mentalité juridico-légistique, centralisme, neutralité religieuse et théologique, rationalisme bourgeois : ces ingrédients s’allient ici pour la première fois » (5). Ce faisant, Philippe le Bel crée, quasiment ex nihilo, une conscience unitaire là où elle n’existait qu’à l’état de vague ébauche. Fondant sa démarche sur le droit laïc fixé par se légistes, il contribue au remplacement des formes charismatiques et traditionnelles de légitimité par les normes englobantes et contraignantes du législateur. La pyramide féodo-vassalique, qui constituait le corps de la hiérarchie médiévale, unifiée par la fidélité au seigneur, commence à être remplacée par les représentants des institutions centrales dépêchés dans les provinces. Le souverain associe pour la première fois la bourgeoisie à l’exercice du pouvoir, et cette association du roi et de la bourgeoisie, dirigée contre l’ordre féodal, ne cessera dès lors de se renforcer, jusqu’au jour où la bourgeoisie sera assez puissante pour renverser, en se réclamant précisément de la nation, une monarchie déclinante.

Bâtie sur les ruines de la féodalité, l’idée nationale se développe de la Renaissance au XVIIIème siècle dans le cadre d’un Etat centralisateur dont nous avons décrit plus haut la politique extérieure de division de l’oecumène européen, et dont chacun connaît la politique intérieure d’encadrement et d’étouffement de la diversité du royaume. Le pouvoir se pare d’un ersatz d’aura religieuse : l’absolutisme, dont Julius Evola rappelle à juste titre qu’il représente la « transposition à l’âge matérialiste de l’idée unitaire traditionnelle ».

Le caractère abstrait et désacralisé de l’identité nationale en cours de formation s’exprime à l’envi par la prolifération de ses agents fonctionnels, de sa bureaucratie : baillis, sénéchaux, gouverneurs, intendants, autant d’agents du pouvoir royal qui, lorsque s’instituera la patrimonialité des offices, seront surtout recrutés dans les rangs de la bourgeoisie. Cette artificialité du fait national s’exprime encore par le rôle dévastateur et souvent oublié de la mise en place, à partir du XVIème siècle, d’un marché national unifié, sous l’influence des idées mercantilistes, puis physiocratiques. Aux deux formes supérieures de l’épanouissement individuel, l’action pure qu’incarne la voie héroïque et la contemplation pure que vise l’ascèse et la connaissance, succède l’engouement utilitaire de plus en plus marqué pour l’abondance et la richesse matériellement déterminée. L’individu n’est plus appelé à se reconnaître dans un type supérieur d’humanité, le clerc ou le chevalier, puisque ceux-ci sont supplantés par une idéologie bourgeoise uniforme, mais plutôt à se fondre dans des entités surplombantes et massifiantes qui ont d’abord pour nom nation, puis classe ou humanité. « Dans ce nationalisme, écrit Julius Evola, le fait important n’est pas que surgisse une conscience nationale distincte par rapport à une autre, mais que la “nation” y devienne une personne, une entité en soi ; et l’impossibilité de dépasser le droit de la terre et du sang – qui ne concerne que l’aspect naturel et infra-naturel de l’homme -, l’impossibilité par l’individu d’acquérir une valeur sinon dans les termes propres à une collectivité et à une tradition données finissent par être élevés au rang de valeurs éthiques » (6). Il y a donc passage de la personne à la collectivité, du supérieur à l’inférieur, du spirituel au matériel.

C’est bien évidemment avec la Révolution française que culmine l’idée nationale. En quelques années révolutionnaires se résume et s’accélère le mouvement de plusieurs siècles d’histoire. La monarchie, dernier vestige traditionnel, pourtant vidé de sa substance, est supplanté par la souveraineté nationale. La nation n’est plus pensée, à l’intérieur, comme une hiérarchie d’ordre différents par nature mais comme une entité abstraite d’individus égaux (on connaît le mot de Siéyès : « La nation est une collection d’individus »). L’identité nationale, rationnellement reconnue par l’individu citoyen est une citoyenneté interne précosmopolitique. Phase ultime et logique décrite en ces termes par Julius Evola : « A l’émancipation vis-à-vis de l’Empire des Etats devenus absolus devait succéder l’émancipation vis-à-vis de l’Etat des individus souverains, libres et autonomes » (7). A cette conception du nationalisme, conception étatique et jacobine, on a coutume d’opposer la conception dite romantique de la nation, qui s’est développée au XIXème siècle, née en Allemagne et qui eut pour initiateurs principaux Herder et Fichte. Pour la première, le développement national présuppose l’existence d’un cadre étatique ; la seconde pose, au contraire, la préexistence du fait national, de la culture nationale dont découle l’Etat. Or Julius Evola ne verse ni dans l’une ni dans l’autre de ces conceptions du fait national. C’est l’émergence du national-socialisme, son idolâtrie poussée à l’extrême de la Volksgemeinschaft, qui lui donne l’occasion de rappeler l’opposition existant à ses yeux entre l’Etat d’une part, principe masculin, anagogique, c’est-à-dire « tirant vers le haut », « éthique et spirituel, et la nation d’autre part, principe féminin, démagogique parce qu’elle est un autre nom du plus grand nombre, naturaliste et sentimentale.

Cette opposition, dans la grille n’analyse traditionnelle rapportée à la trifonctionnalité évoquée au début de cette intervention, est la suivante : l’Etat vrai, non le pur fait de puissance ou la superstructure juridique mais la force spirituelle de formation et de sélection, est l’instance légitime d’autorité qui assure le pouvoir. La nation, quant à elle, qui désigne simplement la masse mise en forme par un héritage historique ou une caractérisation ethnique, est un concept de troisième fonction. Admettre que l’Etat puisse tirer sa légitimité (et les limites de sa souveraineté) de la nation, poser comme fait ne nationalisme, la nécessaire congruence de l’unité politique et de l’unité nationale, c’est ramener le première fonction à se déterminer par rapport à la troisième. Or, écrit Julius Evola, « animé de valeurs hiérarchiques, idéales, anti-hédonistes et dans une certaine mesure anti-eudémoniste, la sphère politique se situe hors du plan de l’existence “naturelle” ou “végétative”, à fortiori de l’échelle des valeurs utilitaires, économiques qui régentent le plus grand nombre à l’époque moderne » (8). Ainsi le XVIIIème siècle vit-il, dans la défense de la « nation productive » face au souverain « improductif », le renversement complet des valeurs traditionnelles, la nation étant à l’origine, dans le langage révolutionnaire, une limitation de l’autorité de l’Etat (comme le seront plus tard la défense libérale de l’individu ou du marché face au « constructivisme »). « Les concepts de nation, de peuple, de patrie, malgré le halo romantique et idéaliste qui les entoure parfois, appartiennent par essence au plan “naturaliste” et biologique, non au plan politique, et correspondent à la dimension “naturelle” et physique d’une collectivité donnée » (9).

Cette contradiction qui consiste à vouloir faire coïncider deux sphères qualitativement différentes de l’action et de l’existence humaine est apparue en pleine lumière dans certaines entreprises modernes, dont le national-socialisme fut, dans sa phase tardive, le dernier exemple en date. D’où provient son échec théorique : « la cause en est, répond Julius Evola, la contradiction à vouloir être, dans le même temps, “nation” et “empire” ainsi que l’absence, à la base, d’une véritable universalité » (10). Toute tentative historique appelant à intégrer, dans un même projet historique des réalités différentes, appelle nécessairement un dépassement du particulier dans l’universel. « Une race impériale, dit le philosophe italien, s’éloigne tout autant de ses particularités propres que de celles qui caractérisent d’autres races ; elle n’oppose pas un patriotisme à un autre : elle oppose l’universel au particulier » (11).

Ainsi, une vision du monde qui pose la communauté nationale-raciale comme centrale et l’Etat comme une réalité secondaire et dérivée, ne pourra jamais dépasser sa propre particularité sans user de coercition. L’Europe napoléonienne et l’Europe hitlérienne sont deux exemples parlants de constructions politiques à rhétorique « impérial » mais à caractère national, dont les contributions constitutives ne purent générer, à terme, qu’une division un peu plus profonde d’une unité européenne depuis longtemps perdue. A contrario, rappelle Julius Evola, « le Moyen Age catholique aussi bien que l’Empire romain ou l’Inde sont des exemples d’une universalité ainsi conçue : ils nous montrent la possibilité d’une unité culturelle et spirituelle profonde, au sein de la pluralité, et souvent même de la lutte d’Etats ou de races distinctes sur le plan ethnique. S’il fallait évoquer une future conscience européenne, c’est uniquement en ces termes qu’il conviendrait de le faire » (12).

Au terme de cette présentation de l’analyse évolienne de la nation et du nationalisme, quelques réserves critiques nous semblent nécessaires.

En premier lieu, il nous faut ici signaler, ce que les nombreux et attentifs lecteurs d’Evola qui se trouvent, j’en suis sûr, dans cette salle ne manqueront pas de me rappeler, que Julius Evola, dans l’un de ses textes (13), donne un sens positif au nationalisme, à un nationalisme aristocratique qui s’opposerait au nationalisme démagogique, un nationalisme qui ne serait pas la phase transitoire de lutte contre la Tradition que nous venons d’évoquer, mais plutôt une réaction face aux formes ultimes de la régression moderne, la collectivisation. Plusieurs raisons nous ont poussé à ne pas l’évoquer dans notre développement principal.

Tout d’abord, ce nationalisme positif n’est, sous la plume de Julius Evola, qu’un autre nom de la restauration aristocratique pure et simple et n’a plus grand chose à voir avec le concept de nation. Il s’agit plus d’une tentative de récupération terminologique et idéologique (l’article date de 1931, époque où s’affirment un peu partout en Europe des pouvoirs nationalistes). D’autre part et curieusement, Julius Evola évoque la possibilité qu’accorderait ce nationalisme de reconstruire méthodiquement un ordre traditionnel, dans un sens exactement inverse à celui de la subversion moderne : « Dans l’optique de ce nationalisme restaurateur, l’objectif serait donc le suivant : en premier lieu, donner une forme, ordonner tout ce qui, dans la société, correspond à la part physico-vitale ou animale d’un organisme humain et relevait du monde propre aux deux dernières classes subalternes : travail, économie, organisation politique au sens étroit du terme, débouchant sur une “paix économique” qui, par ses effets permettra aux énergies d’ordre supérieur de se libérer et d’agir sur un plan plus élevé. On pourrait alors commencer à s’attaquer à la reconstruction de la seconde caste, l’aristocratie guerrière, à laquelle appartient le premier des aristocrates, le monarque » (14). Outre ce que cette planification peut avoir de sympathiquement irréaliste dans son calme énoncé, il faut remarquer qu’Evola y défend une position contraire à la lecture traditionnelle de l’histoire, pour laquelle l’achèvement du dernier âge, le Kali Yuga, l’âge sombre, l’âge de fer, donne lieu à un gigantesque bouleversement, une révolution au sens premier du mot, qui replonge le monde dans un nouveau cycle, dans un nouvel âge d’or. Rien à voir donc avec de « programme » évolien de reconstruction, qui plus est de reconstruction à partir du niveau inférieur (« la paix économique »), d’un ordre traditionnel.

On ne retrouve pas, dans son œuvre, une telle opinion reproduite, ce qui laisse penser qu’elle devait plus à la pression de la conjoncture qu’à une réflexion de fond de son auteur.

Hormis ce point somme toute annexe, la deuxième critique de fond qui nous vient à l’esprit concerne l’assimilation constante, sous la plume d’Evola, des concepts de demos, de masse, de nation, de société lesquels incarnent pourtant des réalités qualitativement différentes et que l’auteur confond avec le principe de la quantité, du règne du plus grand nombre. Nulle part n’apparaît un éclairage positif sur la notion de totalité sociale ou de communauté comme paradigme alternatif à l’individualisme dominant (Julius Evola ne répugnant pas, comme un certain Nietzsche, à défendre un « individualisme aristocratique » face à la collectivité ou à la masse).

A ne voir dans l’irruption de la nation qu’une cause de déclin par le haut, comme il se plaît à l’écrire, à n’y voir qu’un visage de la subversion ou de la guerre occulte menée par quelques uns, Julius Evola se refuse à saisir la multiplicité des facteurs expliquant le succès et la pérennité de l’ordre national-étatique. Car la nation n’a prospéré qu’en répondant à une aspiration collective née du déclin des communautés réelles d’appartenance, sous le double effet de l’Etat et du marché. Elle est ce que Serge Latouche a justement qualifié de « compromis sociétal de la modernité » (15), le refuge des individus exosociabilisés par la révolution industrielle, la part de rêve accordée aux masses pour leur faire oublier les conséquences directes de l’imposition d’un ordre utilitaire à l’échelle du corps social tout entier. Elle est la forme d’appartenance tolérée, et parfois générée, par l’idéologie économique.

Louis Dumont, qui est un autre admirateur de l’Inde et des sociétés traditionnelles, et dont la lecture est souvent complémentaire de celle d’Evola, a bien mis en lumière l’importance de la distinction individualisme/holisme pour saisir l’originalité de la nation. Pour lui, « une nation ne naît pas d’un simple tissu de solidarités sans relations aux valeurs. Un système de valeurs exclut la nation (celui des sociétés holistes) ; un autre n’admet pas d’autres groupes politiques (…) La nation est le groupe sociopolitique moderne correspondant à l’idéologie de l’individu » (16). Qu’elle soit collection d’individu ou individu collectif, elle n’échappe pas au paradigme individualiste qui la fonde, et qui néglige la totalité sociale et la relation des hommes entre eux.

La nation n’est donc pas qu’une subversion « d’en haut », elle est aussi une réponse moderne à un déracinement généralisée. Mais par son abstraction même, par ses rapports ambigus à la réification et à la marchandisation du lien social, par son inadaptation à la situation géopolitique présente, par son incapacité actuelle à renouveler ses mythes fondateurs et par son repli sur ses fondements rationnels/égalitaire, la nation étatique est appelée à disparaître. Alors certes, la mise en place d’un ordre de « citoyens d’une idée » ou « d’une cause » comme le proposait Julius Evola doit retenir toute notre attention, même si elle est appelée à ne rester qu’un vœu pieux, mais on peut aussi penser que d’est d’«en bas » que la réponse au déracinement national viendra aussi – car c’est encore là que les conséquences de l’idéologie moderne ont été, sont et seront le plus durement et le plus évidemment ressenties.
notes
1 – Essais politique, « Les deux visages du nationalisme (1931) », Pardès, Puiseaux, 1988, p. 43.

2 – Révolte contre le monde moderne, Editions de l’Homme, Montréal, 1972, p. 420.

3 – Ibid., p. 421.

4 – Autorité spirituelle et pouvoir temporel, Trédaniel, 1984. Voir surtout les pp. 81-87.

5 – Du politique. « Légalité et légitimité », et autres essais, Pardès, Puiseaux, 1990, p. 189.

6 – Essais politiques, op. cit., p. 51.

7 – Révolte…, op. cit., p. 424.

8 – Les Hommes au milieu des ruines, Pardès, Puiseaux, 1984, p. 32.

9 – Ibid., p. 36.

10 – Ibid., p. 63.

11 – Ibid., p. 66.

12 - Ibid., p. 37.

13 – Il s’agit de l’article « Les deux visages du nationalisme », cité plus haut.

14 – Ibid., pp. 55-56.

15 – L’Occidentalisation du monde, Découverte, 1987.

16 – Essai sur l’individualisme, Seuil, 1983, p. 128. Sur le même thème, on lira aussi Homo hierarchicus, appendice D (« Nationalisme et communalisme »), Tel-Gallimard, pp. 376-395.

samedi 15 mai 2010

Mes souvenirs de Julius Evola


Par Renato del Ponte

Mes souvenirs de Julius Evola
Renato del Ponte est une figure incontournable de l'évolisme européen. Fondateur du Centra studi evoliani à Gênes en 1969 et éditeur des revues Arthos et Quaderni Evola. il anime aussi le Mouvement traditionaliste romain. Il nous a fait l'amitié de nous accorder l'entretien qui suit.

Question : Renato del Ponte, votre nom est étroitement lié à celui d'Evola, pourriez vous vous présenter à nos lecteurs et préciser ce qui vous a amené à Evola et quels ont été vos rapports avec lui ?

Réponse : Je suis simplement une homme qui a toujours cherché à donner à sa propre vie, sur les plans existentiels, politiques et culturels, une ligne d'extrême cohérence. Il est normal que sur cette voie mon itinéraire ait rencontré celui d'Evola qui avait fait de la cohérence dans sa vie comme dans ses écrits son mot d'ordre. Naturellement pour des raisons conjoncturelles -Evola est né en 1898 et moi en 1944- la rencontre physique n'a pu se produire que dans les dernières années de sa vie.

Les circonstances et les particularités de nos rapports sont développés en partie dans les courriers que nous avons échangé à partir de 1969 et jusqu'en 1973 (Ndlr : Édité dans le livre Julius Evola, Letttere 1955-1974.Edizioni La terra degli avi, Finale Emilia, 1996, pp. 120-155).

Il s'est toujours s'agit de rapports très cordiaux, emprunts pour ma part de la volonté de créer un réseau organisationnel qui fasse mieux connaître sa pensée en Italie et à l'étranger.

Q.: C'est vous qui avez déposé dans une crevasse du mont Rosé l'urne contenant les cendres d'Evola. Pourriez vous nous dire dans quelles circonstances ?

R.: C'est effectivement moi et d'autres amis fidèles qui avons assuré le transport et le dépôt des cendres d'Evola dans une crevasse du Mont Rosé à 4.200 mètres d'altitude, à la fin d'août 1974. Pour vous dire la vérité, je n'étais pas l'exécuteur testamentaire des dernières volontés d'Evola, mais je lui avais promis ainsi qu'à notre ami commun Pierre Pascal, que je serais vigilant à ce que les volontés concernant sa sépulture soient correctement exécutées.

Comme le craignait Evola, il y eut de graves et multiples négligences qui m'obligèrent a intervenir et a procéder à l'inhumation avec l'aide d'Eugène David qui était le guide alpin d'Evola lorsqu'il fit ses ascensions du Mont Rosé en 1930. Il m'est impossible de raconter toutes les péripéties, certaines particulièrement romanesques, mais vous pouvez vous reporter à l'ouvrage collectif Julius Evola : le visionnaire foudroyé (Copernic, Paris, 1979) ou certaines sont relatées.

Q.: Vous animez le Mouvement traditionaliste romain. Qu'est-ce ?

R.: Le Movimento tradizionalista romano est une structure essentielle­ment culturelle et spirituelle qui se propose de mieux faire connaître les caractéristiques de la Tradition romaine, laquelle n'est pas une réalité historique définitivement dépassée, mais une entité spirituelle immortel­le capable d'offrir encore aujourd'hui un modèle opératif existentiel et une orientation religieuse basée sur ce que nous définissons comme la «voie romaine des Dieux». Dans ce but, le mouvement agit sur un plan interne et communautaire, très discret, voué à la pratique de la piétas, et sur un plan externe voué à faire connaître la thématique traditionnelle de la romanité au travers de manifestes, de livres - par exemple ma Reliqione dei Romani (Rusconi. Milano, 1992) qui a obtenu un important prix littéraire - et de revues. Pour le reste des particularités vous devez vous référer à mon intervention faites à Paris en février dernier au colloque de L'originel sur le paganisme et qui sera probablement publiée en français dans la revue Antaios.

Q.: Pour certains, la période du groupe Ur est la plus intéressante d'Evola. Il nous semble qu'elle mélangea politique para-fasciste, occultisme et art moderne dans un étonnant et fascinant cocktail. Est-ce exact ? Comment analyser cette phase de la vie d'Evola ?

R.: Je ne peux pas parler de manière brève du groupe d'Ur et de ses activités. Je vous renvoie à mon livre Evola e il maqico Gruppo di Ur (Sear Edizioni, Borzano, 1994).

Je me limiterai à dire gué c'est la période la plus engagée de la vie d'Evola.

Cela parce que ce fut la période où certains courants ésotériques, qui pour une bonne part se revendiquaient de la tradition romaine, avaient quelques espérances concrètes d'influencer le gouvernement de l'Italie.

Mais aussi cette phase de la vie d'Evola peut être interpétée comme une tentative, caractéristique de toute son existence, de «procéder autre­ment», de dépasser les limites des forces qui conditionnent l'existence, pour créer quelque chose de nouveau, ou de meilleur, de revenir à des conditions plus «normales» d'une vie selon la Tradition.

Q.: Comment concilier évolisme et engagement politique ?

R.: Si vous me parlez de possibles actions politiques d'orientation une fâché plus limitée, réservée à une minorité qui est de tenter d'influencer certains groupes ou certaines ambiances, mais au niveau individuel et sans espérance concrète de publication de revues et d'édition.

Nous allons bientôt recommencer à publier Arthos à un rythme trimestriel. Il est naturel que l'initiative italienne soit accompagnée par la naissance de groupes et de mouvements analogues en Europe et surtout en France où l'œuvre d'Evola est bien connue. L'année a venir verra sûrement la réalisation d'initiatives concrètes dont vous serez bien sur informés puisque nous comptons naturellement sur votre active contri­bution.
notes

Article tiré de « Lutte du Peuple », numéro 32, 1996.

vendredi 14 mai 2010

L' « Etat de l'Ordre » et les SS


Par Julius Evola

L' « Etat de l'Ordre » et les SS
Considérons maintenant certaines initiatives du Troisième Reich qui, de notre point de vue, ne sont pas dénuées d'intérêt et dans lesquelles des influences et des exigences liées partiellement aux idées de la «révolution conservatrice» ont agi. Il s'agit de tout ce qui était en relation avec le concept, ou l'idéal, d'un Ordensstaat, c'est-à-dire d'un Etat dirigé par un Ordre (en opposition partielle à la formule de l'Etat-parti), au-delà des formules collectivisantes de la Volksgemeinschaft, de la ollectivité nationale-raciale et de l'«Etat du Führer» à base totalitaire, populiste et dictatoriale.

D'une certaine manière, on reprenait ainsi la tradition des origines prussiennes. On sait en effet que le noyau originel de la Prusse fut un Ordre, l'Ordre des Chevaliers Teutoniques, qui furent appelés en 1226 par le duc polonais Conrad de Mazovie pour défendre les frontières de l'Est. Les territoires conquis et ceux donnés en fief formèrent un Etat dirigé par cet Ordre, protégé par le Saint Siège dont il dépendait sur le plan de la discipline, et par le Saint Empire Romain. Cet Etat comprenait la Prusse, le Brandebourg et la Poméranie; il revint aux Hohenzollern en 1415.

En 1525, avec la Réforme, l'Etat de l'Ordre se «sécularisa», s'émancipa de Rome. Mais si le lien proprement confessionnel de l'Ordre se trouva ainsi amoindri, celui-ci n'en conserva pas moins son fondement éthique ascétique et guerrier. Ainsi se continua la tradition, qui donna forme à l'Etat prussien sous ses aspects les plus caractéristiques. Parallèlement à la constitution de la Prusse en royaume, l'Ordre de l'Aigle Noir fut créé en 1701, Ordre lié à la noblesse héréditaire, qui reprit pour devise celle des origines et du principe classique de la justice : Suum cuique. Il n'est pas sans intérêt de remarquer que, dans la formation «prussienne» du caractère, spécialement pour ce qui concernait le corps des officiers, on se référait explicitement à une reprise virile du stoïcisme pour la domination de soi, la discipline, la fermeté d'âme et un style de vie sobre et intègre. Ainsi, par exemple dans le Corpus Juris Militaris introduit dans les Académies au 18ème siècle, on recommandait à l'officier l'étude des oeuvres de Sénèque, Marc-Aurèle, Cicéron et Epictète; Marc-Aurèle en particulier fut une des lectures préférées de Frédéric le Grand. Corrélativement, on nourrissait une certaine antipathie pour l'intellectualisme et le monde des lettres (on peut rappeler à ce sujet l'attitude sarcastique et drastique de Frédéric-Guillaume 1er, le «Roi-soldat», qui voulait faire de Berlin une «Sparte nordique» [1]. Le loyalisme («liberté dans l'obéissance») et le principe du service et de l'honneur caractérisaient la classe politique supérieure qui dirigeait l'Etat prussien, anciennement «Etat de l'Ordre», et qui lui conférait sa forme et sa force.

Peut-être faut-il indiquer aussi quelle influence exerça dans certains milieux à une période plus récente et durant la République de Weimar, la Bundesgedanke, la pensée ou l'idéal du Bund, menant à des ébauches de formes organisationnelles. Bund veut dire, en général, ligue ou association; mais, dans ce cas spécifique, l'expression avait un contenu proche de celui d'Ordre, et n'était pas sans relation avec ce qui avait été désigné, dans certaines recherches ethnologiques et sociologiques, sous le nom de Männerbund, c'est-à-dire la «société d'hommes». On pensait à une élite définie par une solidarité exclusivement virile et par une sorte d'auto-légitimité. En Allemagne, avant même le développement du national-socialisme, différents Bünde naquirent donc et, même quand ils avaient de modestes effectifs, avec des orientations diverses et un caractère presque toujours exclusif; dans les cas où le domaine de leurs intérêts interférait avec le domaine politique, ils étaient partisans d'un régime élitaire, opposé aux régimes de masse.

Ces précédents étant rappelés, il faut savoir que l'idée qui pouvait servir à corriger l'hitlérisme, c'était que l'Etat devait être dirigé, plutôt que par un parti unique, justement par quelque chose de semblable à un «Ordre»; et que par conséquent, dans le Troisième Reich, une des tâches fondamentales était la création de cadres qualifiés au moyen de la formation systématique d'une élite, conçue comme l'incarnation typique de l'idée du nouvel Etat et de la vision du monde qui y correspondait. Avec cette différence partielle, par rapport à la tradition précédente, qu'ici on prenait en considération, outre les qualités du caractère, les qualités physiques, le facteur «race» -- avec une référence particulière au type nordique -- étant mis en valeur. Les initiatives prises dans ce sens par le Troisième Reich furent au nombre de deux.

La première fut la constitution, par le parti, de trois Ordensburgen, de trois «châteaux de l'Ordre». Il s'agissait de complexes avec des édifices dont l'architecture voulait s'inspirer du vieux style nordico-germain, avec de vastes terrains annexes, des bois, des prairies et des lacs, où les jeunes étaient accueillis, après une sélection préalable. On leur donnait une formation militaire, physique, morale et intellectuelle, on leur enseignait une certaine «vision du monde», une partie spéciale étant consacrée à tout ce qui a trait au courage et à la résolution, avec aussi des épreuves assez risquées. Entre autres, dans les Châteaux étaient parfois évoqués des procès juridiques avec les aspirants, ou Junker, qui en suivaient le déroulement, jouant le rôle du public : on choisissait des procès où l'honneur et d'autres valeurs éthiques jouaient un rôle, pour éprouver, par une série de discussions, la sensibilité morale et les facultés naturelles de jugement des individus. Rosenberg supervisait les Ordensburgen; ses idées servaient de fondement essentiel à l'endoctrinement, ce qui, étant donné les réserves que nous avons faites sur elles, introduisait dans l'ensemble un facteur problématique. Les jeunes sortis de ces instituts, où ils menaient une vie en «société d'hommes seuls», isolés du reste du monde, auraient été en possession d'un titre particulier et préférentiel pour assumer des fonctions politiques et obtenir des postes de responsabilité dans le Troisième Reich ou, plutôt, dans ce que le Troisième Reich aurait dû devenir.

Mais les SS eurent beaucoup plus d'importance. A la suite de la propagande bien connue de l'après-guerre, à peine parle-t-on des SS que la plupart des gens pensent aussitôt à la Gestapo, aux camps de concentration, au rôle que certaines unités SS jouèrent dans des répressions ou des représailles, pendant la guerre. Tout cela est une simplification assez grossière et tendancieuse. Nous n'entrerons pas dans ce domaine ici, puisque nous n'avons pas à nous occuper des contingences. Dans ce cas comme en d'autres, seules les principes nous intéressent ici, les idées directrices, qu'il faut étudier indépendamment de ce à quoi certaines de leurs applications peuvent avoir donné lieu. Il faut donc mettre en lumière certains aspects de la SS généralement ignorés (et qu'on veut ignorer).

A l'origine, les deux lettres SS étaient les initiales de Saal-Schutz, désignation d'une sorte de garde du corps qu'Hitler, pendant la première période de son activité, avait à disposition pour sa protection et pour le service d'ordre dans les réunions politiques. Ce n'était alors qu'un petit groupe. Par la suite, les deux S se rapportèrent à Schutz-Staffeln (littéralement : «bataillons de protection») et furent stylisés par deux lignes en zig-zag, lesquelles reproduisaient un vieux signe nordico-germain, les «runes de la victoire» et, également, de la «force-foudre». On arriva à la formation d'un véritable corps, pour la protection de l'Etat désormais -- le «Corps Noir» -- distinct des Chemises Brunes, ou SA. Hitler et Göring se servirent de ce corps dans la répression du 30 juin 1934, répression qui mit fin, nous l'avons vu, aux velléités d'une «seconde révolution» radicale à l'intérieur du parti. Pour son rôle joué dans cette action, la SS obtint un statut et des pouvoirs particuliers; elle fut considérée comme la «garde de la révolution nationale-socialiste».

Le véritable organisateur des SS fut Heinrich Himmler, qui fut nommé Reichsführer SS, c'est-à-dire chef des SS pour tout le Reich. Himmler était d'origine bavaroise et d'éducation catholique. Encore étudiant en agronomie, il avait fait partie en 1919 des corps de volontaires qui combattirent contre le communisme. Il avait eu aussi des tendances pro-monarchistes et conservatrices de Droite, qui lui avaient été transmises par son père, lequel avait été le précepteur loyaliste du prince héritier Henri de Bavière. Mais ce fut l'idéal d'un Ordre qui exerça sur lui une fascination particulière, son regard se portant volontiers sur l'ancien Ordre des Chevaliers Teutoniques dont nous avons parlé plus haut. Des SS, il aurait voulu faire un corps capable d'assumer sous une forme nouvelle la fonction même de noyau central de l'Etat que la noblesse avait eue, avec son loyalisme. Pour la formation de l'homme de la SS, il envisagea un mélange d'esprit spartiate et de discipline prussienne. Mais il eut aussi en vue l'Ordre des Jésuites (Hitler disait en plaisantant qu'Himmler était son «Ignace de Loyola») en ce qui concernait une certaine dépersonnalisation poussée parfois jusqu'à des limites inhumaines. Ainsi, on disait par exemple dès le début à celui qui voulait faire partie des SS qu'il devait être prêt, si nécessaire, par sa fidélité et son obéissance absolues, à n'épargner aucun de ses frères; que pour un SS les excuses n'existent pas; que la parole donnée est quelque chose d'absolu. Pour citer un exemple, tiré d'un discours d'Himmler, on pouvait demander à un SS de s'abstenir de fumer; s'il ne promettait pas de le faire, il était repoussé, mais s'il le promettait et si, lui SS, était surpris à fumer, alors «il ne lui restait que le revolver», c'est-à-dire le suicide. Des épreuves de courage physique étaient prévues dans les régiments militarisés : par exemple devoir rester calme au garde-à-vous en attendant l'explosion d'une grenade posée sur le casque d'acier que l'on portait.

Il y avait un autre aspect particulier : la clause raciale. En dehors du sang «aryen» (ascendance aryenne prouvée jusqu'en 1750 au moins) et d'une constitution physique saine, on accordait une grande importance au type de race nordique de haute taille. Himmler, en outre, aurait voulu faire de la SS un Sippenorden, c'est-à-dire un Ordre qui, à la différence des anciens chevaliers, aurait correspondu dans le futur à une race, à un sang, à une lignée héréditaire (Sippe). En conséquence, la liberté des choix conjugaux du SS était fortement limitée. Il ne devait pas épouser n'importe quelle jeune femme (pour ne pas parler de femmes d'une autre race). L'approbation d'un bureau racial spécialisé était nécessaire. Si l'on en acceptait pas le jugement, il n'y avait qu'à sortir de l'Ordre; mais dès l'admission dans celui-ci (après une période probatoire), cette clause était clairement précisée à l'aspirant SS. Ainsi se réaffirmait le biologisme raciste, lié à une certaine banalisation de l'idéal féminin, un relief particulier étant donné à l'aspect «mère» de la femme.

Alors que Hitler nourrissait de l'aversion pour les descendants des vieilles maisons royales allemandes, Himmler avait un faible pour eux et estimait que la SS était, dans le Troisième Reich, le seul corps qui pouvait aussi convenir à des princes. De fait, différents représentants de la noblesse en firent partie. Le prince Waldeck-Pyrmont s'y était enrôlé dès 1929; en 1933 y adhérèrent les princes Mecklenburg, Hohenzollern-Sigmaringen, Lippe-Biesterfeld, etc. Le prince Philippe de Hesse était un ami personnel de Himmler depuis longtemps. Le rapprochement de cette importante organisation du Troisième Reich avec la noblesse allemande dans les dernières années s'exprima aussi dans les relations cordiales maintenues avec le Herrenklub de Berlin (le «Club des Seigneurs») et dans le fait qu'Himmler tint un discours à la Deutsche Adelsgenossenschaft (la Corporation de la Noblesse Allemande). Les rapports avec l'armée furent plus réservés, moins pour des divergences d'orientation que pour des raisons de prestige, lorsque furent créés dans les SS des régiments armés et militarisés et, en dernier lieu, de véritables divisions qui devaient prendre le nom de Waffen-SS. Ce fut pourtant Paul Hausser, lequel avait quitté l'armée alors qu'il était lieutenant-colonel pour militer dans les rangs de la «révolution conservatrice» et du Stahlhelm de Seldte, qui réorganisa en 1935 l'académie des SS et supervisa ensuite l'école des cadets de la SS au «Welfenschloss» de Brunswick.

En se développant, la SS se ramifia en de multiples sections, dont certaines, étant donné leur caractère spécifique, laissèrent sans doute au second plan les aspects d'«Ordre». Nous pouvons faire abstraction ici des SS à «Tête de Mort» qui eurent des fonctions parallèles à celles de la police ordinaire et de la police d'Etat (du reste, par un décret du 17 juin 1936, Himmler fut aussi nommé chef de la police au ministère de l'intérieur); c'est ce secteur des SS qui entre éventuellement en question pour certains aspects négatifs du corps, utilisés par la suite pour rendre abominable la SS toute entière. Nous signalerons seulement la Verfügungstruppe SS, qui était une force armée «à disposition», dépendant directement du chef du Reich; en juillet 1940, elle donna naissance aux Waffen-SS, c'est-à-dire à des unités militaires d'élite, dont les performances élevées (étant donné la formation personnelle exigée de l'homme de la SS) durant la deuxième guerre mondiale devaient imposer à l'ennemi respect et admiration. La section Rusha (initiales de Rasse und Siedlungshauptamt), qui s'occupait de questions raciales et de colonisation interne peut également être laissée de coté ici. Ce sont les initiatives d'ordre culturel de la SS qui peuvent, peut-être, présenter ici un intérêt.

La réalisation de l'idéal d'Himmler rencontrait une espèce de handicap dans le fait qu'un Ordre au sens propre présuppose un fondement également spirituel; mais, dans ce cas précis, on ne pouvait absolument pas se référer au christianisme. En effet, l'orientation anti-chrétienne, l'idée que le christianisme était inacceptable en raison de tout ce qu'il contient de non-aryen et de non «germanique», cette idée était très prononcée chez les SS et, malgré une certaine tension existant entre Himmler et Rosenberg, il y avait entre eux, sur ce point, une indiscutable convergence de vues. Christianisme et catholicisme étant exclus, le problème de la vision du monde se reposait donc, pour tout ce qui allait plus loin que la discipline sévère et la formation du caractère; les SS eurent aussi l'ambition d'être une weltanschauuliche Stosstruppe, c'est-à-dire une force de rupture dans le domaine de la Weltanschauung justement. Depuis longtemps au sein de la SS, s'était constitué le SD, ou «Service de Sécurité» (Sicherheitsdienst), qui aurait dû avoir lui aussi, en principe, des activités culturelles et de contrôle culturel (déclaration d'Himmler en 1937). Même si le SD se développa par la suite dans d'autres directions, y compris le contre-espionnage, son Bureau VII garda un caractère culturel, et des savants et des professeurs sérieux firent aussi partie du SD. Par ailleurs, on pouvait devenir un SS «d'office», ad honorem (Ehrendienst, service honorifique) : cette possibilité regardait les personnalités de la culture dont on estimait qu'elles avaient apporté une contribution valable dans la direction que nous avons indiquée plus haut. Nous pouvons citer, par exemple, le professeur Franz Altheim, de l'université de Halle, célèbre historien de l'Antiquité et de Rome, et le professeur O. Menghin, de l'université de Vienne, éminent spécialiste de la préhistoire. L'Ahnenerbe [2], institut particulier de la SS, avait pour tâche de faire des recherches sur l'héritage des origines, du domaine des symboles et des traditions au domaine archéologique.

En effet, l'attention était tournée vers ce qu'on pouvait tirer de cet héritage en matière de vision du monde, et dans ce champ de recherche l'exclusivisme nationaliste de certains milieux fut mis de côté. C'est ainsi par exemple que Himmler fit subventionner le Hollandais Hermann Wirth, auteur de l'Aurore de l'Humanité [3], gros ouvrage sur les origines nordico-atlantiques, et fit inviter pour des conférences un auteur italien [4] qui avait fait des recherches dans ce domaine également et, en général, sur le monde de la Tradition, se tenant à distance du catholicisme et du christianisme mais évitant les déviations déjà signalées par nous à propos de Rosenberg et d'autres auteurs [5].

Il découle de tout cela que les SS présentèrent un cadre assez différent et plus complexe que ce qu'on pense couramment. Si ces initiatives particulières restèrent en germe, le fait de les avoir conçues n'en a pas moins un sens. En principe, l'idéal d'un «Etat de l'Ordre», dans son opposition à l'Etat totalitaire, dictatorial, de masse, et à l'Etat-parti, ne peut qu'être jugé positivement du point de vue de la Droite; nous avons déjà eu l'occasion de nous exprimer à ce sujet en critiquant la notion fasciste du parti unique. Dans le cas spécifique de l'Allemagne, tout aurait dépendu de ceci : dans quelle mesure aurait-on pu arriver à une intégration des éléments de Droite encore dans la place, avec une rectification des aspects du Troisième Reich qui étaient, pour certains représentants de la «révolution conservatrice» et de l'esprit prussien, une contrefaçon usurpatrice de leurs idées.

La SS acquit toujours plus d'importance politique, au point qu'on put parler d'elle comme d'un «Etat dans l'Etat» ou, carrément, d'un «Etat des SS». En effet, elle eut des cellules dans de nombreux postes clés du Reich, dans l'administration, la diplomatie, etc. La conception d'un Etat de l'Ordre impliquait, en effet, que des hommes de l'Ordre fussent désignés pour ces postes, comme cela avait été le cas pour la noblesse dans le passé.

Enfin, il faut faire allusion aux Waffen-SS. Après le mois de juillet 1940, les formations de SS qui, à l'origine et en temps de paix, avaient été conçues comme une «force à disposition», donnèrent naissance à des unités militaires et à des divisions blindées qui, tout en gardant une certaine autonomie, se battirent aux cotés de la Wehrmacht. C'est de ces Waffen-SS que naquit, vers la fin de la deuxième guerre mondiale, ce que certains appelèrent «la première armée européenne». Himmler approuva l'idée, formulée tout d'abord par Paul Hausser et reprise ensuite par Gottlob Berger, de constituer avec des volontaires de toutes les nations des divisions de Waffen-SS pour lutter contre la Russie communiste et pour défendre l'Europe et sa civilisation. Ainsi furent repris, pratiquement, la fonction qu'avait eue, aux origines, l'Ordre des Chevaliers Teutoniques en tant que garde à l'Est et, simultanément, l'esprit qui avait animé les Freikorps, les volontaires qui, de leur propre initiative, avaient combattu les bolcheviques dans les régions orientales et dans les pays baltes après la fin de la première guerre mondiale. Au total, plus de dix-sept nations furent représentées dans les Waffen-SS, avec de véritables divisions : Français, Belges, Hollandais, Scandinaves, Ukrainiens, Espagnols et même Suisses, etc. L'ensemble compta jusqu'à 800 000 hommes environ, dont une part seulement venait de la zone germanique, les volontaires ne se souciant pas d'être considérés parfois, à cause de cela, comme des traîtres et des «collaborateurs». Mais par la suite les survivants furent souvent persécutés et poursuivis dans leurs nations respectives [6].

Dans un discours prononcé à Poznan le 4 octobre 1943, Himmler parla carrément des SS comme de l'Ordre armé qui, à l'avenir, après l'élimination de l'Union Soviétique, aurait dû monter la garde de l'Europe sur l'Oural contre «les hordes asiates». L'important, c'est que dans cette situation un certain changement de perspective eut lieu. On cessa d'identifier l'«aryanité» à la «germanité». On voulait combattre non pour un national-socialisme expansionniste reposant sur un racisme unilatéral, non pour le pangermanisme, mais pour une idée supérieure, pour l'Europe et pour un «Ordre Nouveau» européen. Cette orientation gagna du terrain dans la SS et s'exprima dans la déclaration de Charlottenburg publiée par le Bureau Central des SS vers la fin de la guerre; ce texte était une réponse à la déclaration de San Francisco faite par les Alliés sur les objectifs de la guerre, «croisade de la démocratie». Dans cette déclaration de Charlottenburg, il était question de la conception de l'homme et de la vie propre au Troisième Reich et, surtout, du concept d'Ordre Nouveau, lequel n'aurait pas dû être hégémonique, mais fédéraliste et organique.

Il faut rappeler, d'autre part, qu'on doit à Himmler une tentative de sauvetage in extremis (considérée par Hitler comme une trahison). Par l'intermédiaire du comte Bernadotte, Himmler transmit aux Alliés occidentaux une proposition de paix séparée, et ce afin de continuer la guerre uniquement contre l'Union Soviétique et le communisme. On sait que cette proposition -- qui, si elle avait été acceptée, aurait peut-être pu assurer à l'Europe un autre destin, évitant ainsi la «guerre froide» qui allait suivre et le passage au communisme de l'Europe située au-delà du «rideau de fer» -- fut nettement repoussée au nom d'un aveugle radicalisme idéologique, tout comme avait été repoussée, pour la même raison, l'offre de paix faite par Hitler à l'Angleterre en des termes raisonnables, lors d'un fameux discours de 1940, donc à un moment où les Allemands étaient les vainqueurs.

notes

Ce chapitre est extrait du livree de Julius Evola : Notes sur le Troisième Reich (traduction française par le Cercle Culture et Liberté, Paris 1981).

[1] Par association d'idées, on peut faire allusion à une certaine aversion pour le type de l'«intellectuel», aversion qu'on peut relever dans le fascisme, mais bien plus encore dans le national-socialisme; en effet, le fascisme italien eut du respect pour les intellectuels et les hommes d'une certaine renommée culturelle et voulut que ceux-ci fissent preuve d'adhésion formelle au régime sans trop se soucier de leur mentalité effective, alors que dans le national-socialisme on eut peu d'égards pour eux et on les laissa, s'ils le voulaient, partir à l'étranger, sans tenir compte de leur célébrité (on attribue même à Goebbels les propos suivants : «Quand j'entends parler de culture, je sors mon revolver» [Evola se laisse ici influencer par la propagande antinazie, qui attribue à Goebbels une phrase qu'il n'a jamais prononcée, NDR] ). Cependant, il faut tenir compte du rôle joué en Allemagne par une lourde Kultur érudite agnostique et par une lignée d'intellectuels d'extraction bourgeoise et de formation humaniste et libérale. Réfractaires à toute mystique de l'Etat et de l'autorité, ils avaient pour dogme l'antithèse entre culture et esprit d'une part, puissance, politique et vertus militaires et guerrières de l'autre. Mais en général, du point de vue d'une Droite aristocratique, une certaine distance par rapport aux «intellectuels» et aux «hommes de culture» est légitime, par rapport à ces hommes qui ont prétendu être, après l'avènement de la bourgeoisie et la crise des anciens régimes, les vrais représentants des valeurs spirituelles.

[2] Ahnenerbe : «Héritage des ancêtres». Cette organisation, dépendant de la SS, fut fondée en 1935. Elle comprenait de nombreuses sections, et était chargée des recherches concernant les traditions des peuples nordico-aryens, dans des domaines aussi variés que le symbolisme, la religion, l'histoire, l'anthropologie, l'archéologie, la géopolitique, etc. Elle organisa et finança, entre autres, deux expéditions au Tibet, ainsi que les recherches d'Otto Rahn sur les Cathares. L'Ahnenerbe est considérée par de nombreux auteurs comme le véritable coeur ésotérique du national-socialisme. (NDR)

[3] Hermann Wirth (1885-1981), né à Utrecht, croyait à l'existence d'une civilisation arctique originelle, dont il affirmait pouvoir retracer les migrations grâce à la «série sacrée», ensemble de symboles primordiaux comprenant la roue solaire, la hache bicuspide, la spirale, certaines runes, etc. Cette civilisation aurait possédé une religion déjà supérieure, un monothéisme solaire basé sur une sorte de révélation naturelle, dont le moment le plus intense était le solstice d'hiver. Ainsi la civilisation ne viendrait pas de l'Orient, mais du Nord. Une race prédestinée, la race nordico-atlantique, en était la fondatrice, et transmit plus tard ses connaissances à d'autres cultures, après la glaciation et l'émigration forcée. Malgré les apparences, Wirth avait des divergences importantes avec les théories nazies, car il contestait l'origine continentale des Indo-européens et surtout, il croyait au matriarcat primitif, ce qui lui valut l'hostilité tenace de Rosenberg. Wirth se plaça alors sous la protection de Himmler, fut co-fondateur de l'Ahnenerbe en 1935, mais prit ses distances à partir de 1938. Il écrivit de nombreux livres dont le plus connu est Der Aufgang der Menschheit (1928), qui peut se traduire par «L'aurore de l'humanité», ou «La marche en avant de l'humanité». (NDR)

[4] Julius Evola parle ici de lui-même. (NDT)

[5] Mais il est regrettable, dans le domaine des publications, qu'on ait laissé un hebdomadaire prendre comme titre Das Schwarze Korps («Le Corps Noir»), car ce journal se complaisait dans de grossières attaques contre le clergé catholique et dans un antisémitisme non moins grossier et fanatique.

[6] Une infamie sans nom fut accomplie par les Américains vainqueurs qui remirent à l'Union Soviétique les régiments de volontaires ukrainiens arrêtés par eux seuls alors que tout était perdu, et ce en étant pleinement conscients de les envoyer à la boucherie. On doit noter que, dans la formation des nouvelles unités de Waffen-SS, presque tout fut axé sur l'aspect militaire, ce qui se rapportait à l'idéal d'un Ordre étant souvent laissé de coté. Le commandant d'une division blindée de Waffen-SS, le général Steiner, devait prétendre après la guerre (dans son livre Die geächtete Armee) que ces formations étaient sur le même plan que celles de la Wehrmacht et qu'elles devaient donc être traitées comme telles, qu'elles n'avaient rien à voir avec les «lubies romantiques» d'Himmler (il s'agit justement de son idée de la SS comme un Ordre), au sujet duquel le général Steiner se prononce d'une façon très antipathique et présomptueuse.

jeudi 13 mai 2010

La tragédie de la Garde de fer





Par Julius Evola 

La tragédie de la Garde de fer
 
Bucarest, mars 1938. Notre auto nous conduit en dehors des faubourgs de la ville le long d’une morne route provinciale sous un ciel gris et pluvieux. Nous tournons brusquement à gauche pour nous engager dans un chemin de campagne et nous nous arrêtons alors devant un édifice aux lignes nettes : c’est la Maison verte, le siège de la Garde de fer. « Nous l’avons construite de nos propres mains ! », nous dit non sans un certain orgueil le chef légionnaire qui nous accompagne. Nous entrons et, après avoir traversé une sorte de corps de garde, nous montons au premier étage. Un groupe de légionnaires s’écarte alors et voici que s’avance vers nous un homme jeune, grand et élancé, portant sur le visage une expression peu commune de noblesse, de franchise et d’énergie : les yeux gris-bleus, front haut, c’est l’archétype même aryo-romain. Mêlé cependant aux traits virils, il y a dans l’expression quelque chose de contemplatif et de mystique. Nous avons devant nous Corneliu Codreanu, chef et fondateur de la Garde de fer roumaine — celui que l’on traite d’« assassin », de « séide d’Hitler », de « conspirateur anarchiste » dans la presse vendue du monde entier parce que, depuis 1919, il a jeté le gant à Israël et contre les forces qui, à un titre ou à un autre, agissent comme ses alliés objectifs dans la vie nationale roumaine.

Parmi les nombreux chefs de mouvements nationaux qu’il nous a été donné de rencontrer en Europe, peu — pour ne pas dire aucun — nous ont fait une impression aussi favorable que Codreanu. Il a été un des rares avec qui nous avons pu parler avec une telle (et quasi totale) communion d’idées ; un des rares chez qui nous avons rencontré la capacité de pouvoir s’élever d’une façon aussi nette du plan des contingences pour ramener à des prémisses authentiquement spirituelles une volonté de renouveau politico-national. Et Codreanu lui- même n’a pas caché sa satisfaction de rencontrer enfin quelqu’un avec qui il puisse aller au-delà de la formule stéréotypée du « nationalisme constructif » — formule d’ailleurs bien incapable d’exprimer l’essence profonde du mouvement légionnaire roumain.

Nous vivions alors les heures de la chute du cabinet Goga, de l’intervention directe du roi, de la promulgation de la nouvelle constitution et du plébiscite. Nous étions au fait de tous les dessous de ces bouleversements, mais Codreanu compléta notre vision de la situation en en faisant une lumineuse synthèse. Il était plein de foi en l’avenir ainsi qu’en la victoire prochaine de son mouvement. Si ce dernier n’a ni réagi ni manifesté aucune opposition, ceci procédait de raisons tactiques bien précises : « S’il y avait eu des élections régulières comme le pensait Goga, nous nous serions imposés avec une écrasante majorité » — nous dit textuellement Codreanu. « Toutefois, mis devant l’alternative de dire oui ou non à un fait accompli, c’est-à-dire la constitution, dont l’inspiration revient au Souverain, nous avons refusé de livrer bataille ». Et il ajouta même : « Nous avons emporté la première ligne de tranchée, puis la seconde, puis la troisième, et l’adversaire, à l’abri du réduit où il s’est retranché, tire maintenant sur nous sans même savoir que ce que nous, nous voudrions, c’est lui venir en aide contre son véritable ennemi ». Et nous nous souvenons aussi de cette autre phrase de Codreanu à une question que nous lui posions à propos de son attitude vis-à-vis du roi : « Mais nous sommes tous monarchistes ! Cependant nous ne pouvons renoncer à notre mission et accepter de nous compromettre avec un monde moribond et corrompu ».

Et lorsqu’il tint à nous raccompagner avec sa propre automobile jusqu’à notre hôtel — sans se soucier de ce que ceci pouvait avoir d’exceptionnel (et nous encore moins de l’avertissement reçu de notre Légation selon lequel quiconque rencontrerait Codreanu était expulsé du pays dans les vingt-quatre heures) — et qu’il prit congé, sachant que nous poursuivions notre périple en passant par Berlin et Rome, il nous dit : « À tous ceux qui combattent pour la même cause que nous, dites que je les salue et que le légionnarisme roumain est et sera inconditionnellement à leurs côtés dans la lutte antisémite, antidémocratique et antibolchévique ».

Il vient de paraître récemment, dans la collection Europa Giovane (Casa Editrice Nazionale, Rome-Turin, 1938), la traduction italienne — que l’on nous avait déjà annoncée à Bucarest — du livre de Codreanu portant précisément pour titre La Garde de fer. Il s’agit de la première partie d’un ouvrage qui est simultanément l’autobiographie du Capitaine et l’histoire de la lutte de son mouvement et où l’on trouve bien évidemment aussi l’exposé de sa doctrine et de son programme politique. On peut mettre en parallèle ce livre avec la première partie du Mein Kampf d’Adolf Hitler sans craindre le moins du monde qu’il ressorte diminué d’une telle confrontation. En fait, c’est la force même — et le tragique même — des choses, qui fait que le récit de Codreanu possède une telle puissance suggestive. Et nous pensons que tout fasciste, au sens large, se doit de prendre connaissance, à travers elle, des tragiques et douloureuses vicissitudes d’une lutte qui, sur le sol roumain, n’a fait que répéter celle que nous-mêmes avons affrontée au cours de nos révolutions antidémocratiques et antisémites. Et c’est maintenant l’heure où, en ce domaine, on connaît enfin la vérité qu’occulte ou que déforme une presse tendancieuse : on ne peut se faire une idée exacte des possibles développements futurs de la Roumanie si l’on néglige le facteur représenté par le mouvement légionnaire — réprimé aujourd’hui mais certainement pas hors de combat.

Par sa nature même, le livre de Codreanu ne se laisse pas facilement résumer. Nous ne pouvons ici qu’apporter quelques indications d’ordre général et doctrinal permettant de cerner la nature du mouvement de Codreanu. A peine âgé de vingt ans, ce dernier se lança, dans les années 1919-1920, pas seulement par la parole mais par l’action squadriste, dans la lutte contre le danger communiste au nom de la nation roumaine, faisant le coup de poing contre les ouvriers révoltés, arrachant les drapeaux rouges que ceux-ci avaient hissés sur leurs usines et les remplaçant par le drapeau national. Disciple d’AC Cuza, doyen du nationalisme roumain et précurseur de la lutte antisémite, Codreanu avait déjà su voir, à l’époque, ce qu’aurait réellement signifié la victoire du communisme : non pas une Roumanie ayant à sa tête un régime prolétarien roumain, mais son asservissement, dès le lendemain, sous la plus ignoble des tyrannies. Et dès ce moment-là, Codreanu devint la bête noire de la presse stipendiée par Israël, l’objet d’une campagne féroce de diffamation et de haine qui, à travers lui, visait également alors la foi nationale de tout un peuple. Voici ce qu’écrit Codreanu à ce sujet : « En une seule année, j’en ai appris sur l’antisémitisme à un point tel que ceci pourrait remplir la vie de trois hommes. Parce que je ne peux voir profaner les convictions les plus sacrées d’un peuple — c’est-à-dire ce que son cœur aime et respecte — sans en souffrir au plus profond de moi et sans que la blessure qu’on lui fait ne ruisselle de sang. Cela s’est passé il y a dix-sept ans et la blessure saigne encore ». À l’époque, Codreanu se battait contre ceux qui entonnaient des hymnes à l’internationale rouge, et ses partisans réduisaient en miettes les imprimeries de feuilles sémites où l’on insultait le roi, l’armée et l’Église. Mais un peu plus tard, et cette fois-ci au nom du roi, de l’armée et de l’ordre, une presse roumaine experte à retourner sa veste devait continuer la même campagne contre Codreanu en répandant à longueur de colonnes la haine et la calomnie sur son mouvement.

« Je ne saurais définir », écrit Codreanu, « de quelle façon je suis entré dans la mêlée. Peut-être comme un homme qui marchant dans la rue avec les préoccupations, les pensées et les soucis qui sont les siens, verrait tout-à-coup un incendie dévorer une maison et mettrait bas la veste pour bondir au secours de ceux qui sont la proie des flammes. Avec le simple bon sens d’un garçon de vingt ans, voilà tout ce que m’inspira le spectacle que je voyais autour de moi : nous étions en train de perdre notre patrie, et avec le concours inconscient des malheureux ouvriers roumains spoliés et réduits à la misère, allait désormais régner l’ordre dictatorial et exterminateur d’Israël. C’est poussé par un élan venu du cœur que j’ai commencé, par cet instinct de défense que possède même le dernier des vers de terre — à cette différence près qu’il ne s’agissait pas d’un instinct de conservation individuel, mais de la défense de la race à laquelle j’appartenais. C’est pourquoi j’ai toujours eu la sensation que reposait sur nos épaules toute notre race, avec les vivants mais aussi le cortège de ceux qui sont morts pour elle et de ceux qui sont à naître ; la sensation que la race lutte et s’exprime à travers nous et que, quel que soit le nombre de nos ennemis, en face d’une telle entité historique, il ne s’agit que d’une poignée d’individus sans importance que nous disperserons et que nous vaincrons… L’individu dans le cadre et au service de sa race, la race dans le cadre et au service de Dieu et des lois de la Divinité : quiconque comprend cela triomphera, même s’il est seul. Et quiconque ne le comprend pas mordra la poussière ».

Telle était la profession de foi de Codreanu en 1922, époque où il achevait ses études universitaires. En tant que président de l’Association nationaliste des étudiants en droit, il fixait simultanément les grandes lignes de la campagne antisémite dans les termes suivants : « a - identifier l’esprit et la mentalité étrangers à notre peuple qui se sont insensiblement infiltrés dans les modes de sentir et de penser d’un grand nombre de nos compatriotes ; b - effectuer notre propre désintoxication, éliminer le judaïsme introduit dans notre propre pensée par le biais des livres scolaires, des professeurs, du théâtre et du cinéma ; c - prendre conscience des menées israélites et les démasquer, quel que soit le déguisement dont elles se parent. Car nous avons des partis politiques qui sont, certes, dirigés par des Roumains, mais c’est le judaïsme qui s’exprime à travers eux. Nous avons des journaux roumains, écrits par des Roumains, mais ils ne sont que la tribune du juif et de ses intérêts — de même que nous avons des conférenciers roumains, mais ils pensent, ils écrivent et ils parlent hébreu avec des mots roumains ». Parallèlement à cela étaient également évoqués les problèmes pratiques qui se posaient en termes politiques, nationaux et sociaux : celui de vastes régions de Roumanie littéralement colonisées par des populations exclusivement hébraïques ; celui posé par le fait que la plupart des centres vitaux des grandes villes étaient sous contrôle juif ; celui du pourcentage alarmant de juifs dans les écoles pourcentage atteignant souvent la majorité absolue —, ce qui équivalait à préparer leur invasion et leur hégémonie dans le domaine professionnel pour les nouvelles générations. Il convenait également de dénoncer les minables manœuvres effectuées derrière les coulisses : comme il l’avait déjà fait à l’époque communiste en révélant que les dirigeants du présumé « mouvement prolétarien roumain » étaient tous juifs sans exception, Codreanu n’hésita pas à révéler, cette fois en tant que député du Parlement, comment la majorité des hommes exerçant des responsabilités gouvernementales recevaient de soi-disant « prêts » des banques juives.

A l’arrivée de Mussolini au pouvoir, Codreanu reconnaît en lui un « porteur de lumière qui nous insuffle l’espérance : c’est pour nous la preuve que l’hydre peut être vaincue, la preuve que nous pouvons vaincre ». (Et il ajoutait : « Or, Mussolini n’est pas antisémite. “C’est en vain que vous vous réjouissez”, susurre à nos oreilles la presse juive. Mais moi je dis que ce qui importe, ce n’est pas le fait que nous nous réjouissions, c’est le fait que vous vous inquiétiez, vous, de sa victoire, le fait que, bien qu’il ne soit pas antisémite, il soit l’objet des attaques de la presse juive du monde entier ».

Ce que Codreanu avait vu très justement, c’est que le judaïsme a réussi à dominer à la fois le monde libéral par le biais de la franc-maçonnerie et la Russie par celui du communisme « En détruisant communisme et franc-maçonnerie — écrivait-il —, Mussolini a implicitement déclaré ainsi la guerre à l’hébraïsme ». Or, le récent virage antisémite du fascisme n’a fait que donner pleinement raison à Codreanu).

Pour finir d’éclairer l’attitude antisémite de Codreanu, il convient de retranscrire ici un passage de son livre qui démontre une particulière clairvoyance : « Celui qui s’imagine que les Juifs sont de pauvres malheureux venus ici par hasard, portés par le vent ou conduits par un destin contraire se trompe lourdement. Tous les juifs sans exception qui existent de par le monde forment une grande collectivité cimentée par le sang et par la tradition talmudique. Ils sont encadrés par un État au sens propre, État implacable ayant ses lois, ses plans, des chefs pour définir ces plans et les mener à bonne fin : à la base de tout ceci, il y a le Cahal. De telle sorte que nous ne nous trouvons jamais devant des individus isolés mais en face d’une force constituée : la communauté juive. Dans chaque pays, chaque cité, là où se regroupe un nombre donné d’israélites, se forme immédiatement le Cahal, c’est-à-dire la communauté juive. Ce Cahal possède ses chefs, sa justice à part, etc. Et c’est dans ce petit Cahal, au niveau d’une simple ville ou même d’un pays, que se préparent tous les plans : comment s’attacher les politiciens ou les autorités ; comment s’introduire dans tous les cercles où il s’avère utile de s’infiltrer, comme, par exemple, chez les magistrats, les officiers, les hauts fonctionnaires, etc. ; quelle sera la marche à suivre pour enlever des mains d’un Roumain un secteur commercial donné ; comment éliminer l’honnête représentant d’une autorité opposée aux intérêts judaïques ; quel plan appliquer lorsque, poussée à bout, la population locale se révolte et explose en mouvements antisémites, et ainsi de suite ». Outre cela, il existe des plans généraux à long terme : « 1 - Ils chercheront à rompre les liens entre le Ciel et la Terre en s’attachant à diffuser sur une grande échelle des théories athées et matérialistes, réduisant le peuple roumain — ou, éventuellement, seulement ses chefs — à un peuple séparé de Dieu et de ses morts : en le tuant non pas avec l’épée, mais par l’amputation des racines mêmes de sa vie spirituelle ; 2 - C’est ensuite qu’ils s’attaqueront à ce qui relie la race à sa terre, cette source matérielle de sa richesse, en s’attaquant au nationalisme et à toute idée de patrie et de sol ; 3 - Pour parvenir à ceci, ils chercheront à s’emparer de la presse ; 4 - Ils se saisiront de tous les prétextes pour semer dans le peuple roumain la discorde, le malentendu et la contestation et, si possible, le diviseront encore davantage en factions antagonistes ; 5 - Ils chercheront à s’accaparer toujours plus les moyens d’existence des Roumains ; 6 - Ils les aiguilleront systématiquement sur la voie de la dissolution, ruinant la famille et la force morale et ne négligeant pas l’empoisonnement par le biais de l’alcoolisme et d’autres fléaux. Et, en vérité, quiconque voudrait empoisonner et conquérir une race pourrait y parvenir en adoptant ce système ». Par tous les moyens, depuis l’immédiat après-guerre jusqu’à hier, le mouvement de Codreanu a tenté de combattre sur tous les fronts cette offensive hébraïque conduite en Roumanie par les deux millions et demi de juifs qui y sont présents et les forces affiliées à Israël ou financées par lui.

Le fléau représenté par les politicards et la nécessité de créer un « homme nouveau » sont deux autres idées-force de la pensée de Codreanu. « Le type d’homme qui existe aujourd’hui dans la vie politique roumaine — écrit Codreanu —, je l’ai déjà rencontré dans l’histoire : c’est sous son règne que sont morts les nations et qu’ont péri les États ». Pour lui, le grand péril national réside dans le fait d’avoir déformé et défiguré le type pur de la race romano-dace et d’y avoir substitué « le politicard, cet avorton moral qui n’a plus rien de la noblesse de notre race, qui se déshonore et se suicide ». Tant qu’il existera, les obscures forces anti-nationales trouveront toujours des instruments adéquats, ils pourront toujours ourdir des intrigues au service de leur double jeu. Si la Constitution roumaine de 1938 a mis fin au système des partis, c’est depuis des années que Codreanu avait adopté en ce domaine une position radicale qui lui faisait dire : « Tout homme franchissant la porte d’un parti politique sera un traître à sa génération et à sa race ».

Car il ne s’agit pas, ici, de partis ou de formules neuves mais bien d’un « homme nouveau ». C’est de cette constatation qu’est né le légionnarisme de Codreanu, qui veut être, avant tout, une école de vie, le creuset pour un nouveau type humain en lequel seront développées pleinement toutes les possibilités de grandeur humaine que Dieu a répandues dans le sang de notre race. Légion de l’archange Michel : tel fut le nom de la première fondation légionnaire et, déjà, dans le choix même de cette appellation apparaît le côté mystique, religieux et ascétique d’un tel nationalisme. Pour Codreanu l’essentiel demeure cette création d’un nouveau type humain : le reste est accessoire, et par un processus naturel et fatal, il s’ensuit que c’est grâce à un tel type d’homme régénéré que sera résolu le problème juif, que seront trouvées de nouvelles formes politiques, que jaillira ce magnétisme capable de transporter les foules et de conduire la race sur le chemin de la gloire.

C’est là un aspect particulier et caractéristique du mouvement légionnaire roumain que d’avoir, dans son organisation même en ce qu’on appelle des nids, comme préoccupation fondamentale la création d’une nouvelle forme de vie communautaire imprégnée de rigides critères éthiques et religieux. C’est ainsi que beaucoup pourront être surpris d’apprendre que Codreanu avait imposé la discipline du jeûne deux jours par semaine à tous les adhérents de son mouvement et ses considérations sur la prière — considérations qui sembleraient avoir été formulées davantage par un religieux que par un chef politique — sont particulièrement intéressantes : « La prière est un élément décisif de la victoire. Les guerres sont gagnées par ceux qui ont su attirer de l’éther, des cieux, les forces mystérieuses du monde invisible et s’en assurer le concours. Ces forces, ce sont les âmes des morts, les âmes de nos ancêtres qui furent eux aussi, en leur temps, liés à nos lopins de terre, à nos sillons, qui moururent pour la défense de cette terre et sont aujourd’hui encore liés à elle par le souvenir de leur vie ainsi qu’à nous, leurs fils, petits-fils et arrière petits-fils. Et puis, au-dessus de l’âme des morts, il y a Dieu. Une fois attirées, ces forces pèsent dans la balance : elles protègent, elles insufflent le courage, la volonté et tout ce qu’exige la victoire et elles nous font vaincre. Elles sèment la panique et l’épouvante chez l’ennemi, paralysant son action. En dernière analyse, les victoires ne dépendent pas uniquement de la préparation matérielle, des forces matérielles des belligérants mais de leur capacité de s’assurer le concours des forces spirituelles. La justice et la moralité de notre action et l’appel fervent, le recours à elles sous la forme du rite et de la prière collective, attirent de telles forces ». Encore un passage caractéristique de Codreanu : « Si la mystique chrétienne, dont la fin est l’extase, est le contact de l’homme et de Dieu grâce à un saut de la nature humaine à la nature divine, la mystique nationale n’est rien d’autre que le contact de l’homme et des foules avec l’âme de leur race grâce à un saut que ceux-ci font du monde de leurs intérêts personnels et matériels au monde éternel de la race. Non pas seulement mentalement, car ceci n’importe quel historien peut le faire, mais en le vivant de toute leur âme ». Un autre aspect typique du légionnarisme de la Garde de fer, c’est l’espèce d’engagement ascétique de ses chefs : ceux-ci doivent éviter toute manifestation de richesse ou de simple aisance. Un corps spécial de dix mille hommes — appelé Mota et Marin, du nom de deux chefs de la Garde de fer tombés en Espagne — imposait à ses membres à l’instar de certains anciens ordres chevaleresques, la clause du célibat pour pouvoir faire partie d’un tel corps : afin qu’aucun lieu, qu’il soit mondain ou familial, ne puisse diminuer leur capacité de se jeter à la mort à tout instant.

Quoiqu’il ait par deux fois siégé au Parlement en tant que député, Codreanu s’est affirmé dès le départ comme un adversaire déclaré de la démocratie ; selon ses propres termes, la démocratie détruit l’unité de la race par le système des partis ; elle est incapable de continuité dans l’effort et, comme le sens des responsabilités, le sens de l’autorité lui fait défaut : elle ne possède pas la force de la sanction et fait de l’homme politique l’esclave de ses partisans ; elle est au service de la haute finance ; elle transforme des millions de citoyens cosmopolites en Roumains. Inversement, Codreanu affirmait des principes de sélection sociale et d’élites. Ce dernier a eu une très exacte intuition de la nouvelle politique propre aux nations désireuses de repartir sur de nouvelles bases et dont le principe n’est ni la démocratie, ni la dictature, mais un rapport entre la nation et son chef, et comparable à celui qui existe entre la puissance et l’acte, entre l’obscur instinct et son expression. Le chef de ces nouvelles formes politiques n’est pas élu par la foule mais c’est la foule, la nation qui est d’accord avec lui et reconnaît dans les idées de celui-ci les siennes propres. La prémisse est une sorte de réveil intérieur qui trouve son origine chez le chef et dans l’élite. Évoquons ici les paroles mêmes de Codreanu : « C’est une forme neuve du gouvernement des États, forme jamais rencontrée jusqu’ici. J’ignore quel nom elle prendra, mais je sais qu’elle est neuve. Je crois qu’à la base, elle comporte cet état d’esprit, état propre à une haute conscience nationale qui d’abord, ou ensuite, s’étend peu à peu jusqu’à la périphérie de l’organisme social. C’est un état de clarté intérieure. Ce qui gisait jusque là dans les cœurs en tant qu’instinct de la race se reflète, hors de tels moments, dans les consciences, créant un état d’illumination unanime que l’on ne rencontre que dans les grandes expériences religieuses. Et précisément, on pourrait appeler cet état un état d’œcuménicité nationale. Un peuple parvient, ce faisant, dans son intégrité, à prendre conscience de lui- même, de son sens et de son destin dans le monde. Dans l’histoire, nous n’avons rien rencontré d’autre chez les peuples que des éclairs sans lendemain : de ce point de vue, nous nous trouvons aujourd’hui confrontés à des phénomènes nationaux permanents. A ce moment-là, le chef n’est plus un patron qui fait ce qu’il veut et gouverne selon son bon plaisir : il est l’expression de cet état spirituel invisible, le symbole de cet état de conscience. Il ne fait plus ce qu’il veut mais ce qu’il doit. On ne le juge pas à partir des intérêts individuels ni même collectifs, mais de ceux de la nation éternelle dont ont désormais conscience les peuples. Dans le cadre de ces intérêts-là, et dans ce cadre seulement, ils trouveront naturellement la satisfaction la plus complète aussi bien de leurs intérêts individuels que de leurs intérêts collectifs ».

Que, par suite, Codreanu n’exclut pas que ces nouvelles formes de nationalisme puissent se concilier avec les institutions traditionnelles, ses propres idées sur l’institution monarchique le prouvent éloquemment. Qu’on en juge : « Je récuse la république. A la tête des ethnies, au-dessus de l’élite, il y a la monarchie. Si tous les rois n’ont pas été de bons monarques, la monarchie, par contre, a toujours été bonne. L’homme ne doit pas être confondu avec l’institution sinon l’on en tire des conclusions fausses. Il peut y avoir de mauvais prêtres, mais ce n’est pas une raison suffisante pour en conclure qu’il faut se séparer de l’Église et lapider Dieu. Il y a sans doute des rois faibles ou mauvais, cependant il est impossible de renoncer à la monarchie. Il existe une ligne de vie de la race. C’est lorsqu’il se maintient sur cette ligne que le monarque est grand et bon, et il est petit et mauvais dans la mesure où il s’éloigne de cette ligne de vie de la race — ou bien lorsqu’il s’y oppose. Nombreuses sont les autres lignes qui peuvent tenter un monarque : il doit les écarter toutes pour ne suivre que celle de la race. Telle est la loi de la monarchie ».

Si telles sont, dans leurs grandes lignes, les idées de Codreanu et de sa Garde de fer, les vicissitudes de sa lutte se révèlent tragiquement incompréhensibles : hier encore, elles semblaient être le jouet de quelque horrible malentendu. Nous disons hier encore car, dans la mesure où subsistait en Roumanie le pur système démocratique — avec son asservissement bien connu à toute espèce d’influence indirecte ou de derrière les coulisses et son institution monarchique purement symbolique — , on pouvait comprendre qu’un mouvement comme celui de Codreanu soit contrecarré par tous les moyens et quel qu’en soit le prix par le système en place. Or, aujourd’hui, au nom de principes pratiquement opposés, pour des raisons d’opportunisme, les effets sont identiques et le péril adverse avance à visage découvert. Comment ne pas comprendre ces amères constatations de Codreanu : « Dans les années 1919, 1920 et 1921, la totalité de la presse aux mains des juifs donnait l’assaut à l’État Roumain, déchaînant partout le désordre et exhortant à la violence contre le régime, les institutions, l’Église, l’ordre roumain, l’idée nationale, le patriotisme. Aujourd’hui (en 1936), comme par enchantement, la même presse, exactement aux mains des mêmes hommes, s’est érigée en protectrice de l’Ordre, de l’État, des lois ; elle se déclare contre toute violence et nous, nous sommes devenus les ennemis du pays, les extrémistes de droite, à la solde et au service des ennemis du roumanisme. Et avant longtemps, gageons que nous entendrons aussi que nous sommes subventionnés par les juifs ! ». Et Codreanu poursuit : « Nous avons reçu sur nos joues et sur nos cœurs de Roumains, sarcasmes après sarcasmes, gifles après gifles jusqu’à nous voir réellement dans cette épouvantable situation : les juifs défenseurs du roumanisme, à l’abri de tout tracas, vivant dans la tranquillité et l’abondance ! Et nous, en tant qu’ennemis du roumanisme, menacés dans notre liberté et notre vie, pourchassés comme des chiens enragés par les autorités roumaines. J’ai vu avec mes yeux et j’ai vécu ces heures, rempli d’amertume jusqu’au tréfonds de l’âme. Te mettre à lutter pour ta terre, l’âme pure comme la prunelle des yeux, et lutter des années et des années durant dans la pauvreté et en cachant la faim qui te laboure pourtant le ventre, et puis te voir ensuite désignée sur la liste des ennemis du pays parce que tu es payée par l’étranger — et voir les juifs maîtres du pays, élevée au rôle de gardiens du roumanisme et de l’État Roumain, menacés par toi, jeunesse du pays, c’est quelque chose d’épouvantable ! ».

Que tout ce qui précède ne soit pas simple littérature, le lecteur peut s’en rendre compte en parcourant le livre de Codreanu : il y trouvera une ample documentation sur la via crucis de la Garde de fer : arrestations, persécutions, procès, diffamations, violences physiques. Codreanu lui- même fit l’objet de nombreux procès qui, jusqu’ici, se terminèrent tous par des non-lieux. Chose significative, lorsqu’il fut inculpé d’homicide pour avoir tué de ses mains les bourreaux de ses camarades, dix-neuf mille trois cent avocats venus des quatre coins du pays se proposèrent pour assurer sa défense !

A l’issue de l’expérience du cabinet Goga, le régime démocratique roumain sembla prendre fin pour être remplacé par une nouvelle forme, autoritaire cette fois, de gouvernement. On ne sait quasiment rien, à l’étranger, des dessous d’un tel revirement. Bien que la Garde de fer ait été dissoute, cette nouvelle phase de la politique roumaine n’a pas mis un terme à la lutte menée par Codreanu contre les adversaires de sa conception de la nation et de l’État. Il faut bien voir que le gouvernement Goga fut constitué à titre d’expérience et, parallèlement, à des fins tactiques bien précises. Avec le nationalisme et l’antisémitisme modérés de Goga, ce que l’on cherchait à détourner, c’était les forces que le mouvement de Codreanu attirait à lui et qui y adhéraient chaque jour plus nombreuses : au fond, il s’agissait d’offrir un succédané aisément domesticable. Pour utiliser la formule mussolinienne employée à propos du plébiscite proclamé par Schuschnigg, on s’aperçut assez vite que l’expérience était dangereuse et que l’engin pouvait bien échapper des mains de celui qui l’avait préparé. Car le régime Goga ne fut pas perçu comme un succédané dont il fallait se contenter mais, au contraire, comme le signe préliminaire d’un ralliement au courant du nationalisme intégral : peu importait le fait que Goga fut un adversaire déclaré de Codreanu (et telle avait été une des raisons de son choix), ce qui importait plutôt était son programme qui allait dans le sens du nationalisme et de l’antisémitisme ainsi que dans celui d’une révision de la politique internationale roumaine. C’est la raison pour laquelle — dans le cas où les élections annoncées par Goga auraient eu lieu — ce dernier aurait été emporté par un courant qui, bien que de même origine, aurait été plus fort que lui.

Ayant pris connaissance de ce danger, le roi décida alors d’intervenir personnellement. Il mit fin au régime démocratique et fit promulguer une constitution dont l’objet consistait essentiellement à concentrer, directement ou indirectement, le pouvoir entre les mains du monarque. Il s’agissait d’une révolution autoritaire provenant, comme on dit, à la fois de la Cour et de la place publique. Voyant cela, la Garde de fer décida de dissoudre volontairement, afin de prévenir toute manoeuvre de l’adversaire, le parti Tout pour la patrie qu’elle avait créé. Elle se retira sans bruit, se proposant désormais de concentrer son action essentiellement sur le plan spirituel, se consacrant désormais à la formation spirituelle et à la sélection de l’afflux d’adhérents qui, dans les derniers temps — en raison surtout du fait que chacun considérait le gouvernement Goga comme une étape —, avait rejoint les rangs de Codreanu.

Nous étions en Roumanie à cette époque-là et la solution qui apparaissait aux observateurs roumains les plus sérieux comme éminemment souhaitable et probable, était de mettre un terme à la vieille querelle entre le régime et le légionnarisme pour y substituer une collaboration sur des bases nationales. Il ne s’agissait pas simplement de l’opinion exprimée par le principal théoricien roumain de l’État, Manoilescu, ou de gens qui, comme Nae Jonescu, avaient joué un rôle non négligeable dans le retour du roi dans sa patrie : même le ministre Agetoianu, principal inspirateur de la constitution, n’excluait pas, lors d’une conversation que nous eûmes avec lui, cette collaboration, sous réserve — c’était ses propres mots — que la Garde de fer renonce à ses anciennes méthodes.

Nous serions bien les derniers, ici, à contester que, dans des conditions normales, lorsque la monarchie jouit de l’intégralité de sa puissance et de sa signification, celle-ci n’a nul besoin d’être doublée par une dictature pour exercer régulièrement sa fonction. Mais les choses se présentent différemment dans un État où l’intrigue politique s’est substituée à la fides traditionnelle, où l’hydre apatride a étendu ses tentacules sur la plupart des centres vitaux de la nation, où la démocratie des parties a miné l’intégrité éthique et le sentiment patriotique de vastes secteurs politiques. Lorsqu’il en est ainsi, ce qu’il faut, alors, est un mouvement de rénovation de type totalitaire, quelque chose qui, d’une façon globale, entraîne, fonde, transforme et tende à nouveau vers le haut l’ensemble de la nation en prenant appui sur un nouvel état de conscience et sur les forces que représentent un idéal et une foi. Et l’institution monarchique, lorsqu’elle est présente, n’est pas amoindrie par un tel mouvement national totalitaire : elle est, au contraire, grandie et complétée par lui — comme le démontre l’exemple même de l’Italie. Dans ce contexte, on retenait donc comme désirable et possible la collaboration entre le nouveau régime et le mouvement légionnaire de Codreanu, et ce, d’autant plus que, comme on l’a vu, Codreanu défendait sans réserve l’idée monarchique et qu’il n’a jamais envisagé — et ses propres adversaires ne l’ont même jamais supposé — de se proposer prétendant au trône de Roumanie.

Le récents événements ont démontré l’inanité de telles espérances et n’ont fait que précipiter le drame. Peu après la sanction définitive de la nouvelle constitution, Codreanu a été mis une fois de plus en état d’arrestation. Pour quel motif ? Tout d’abord, on feignit de se souvenir, de longs mois après - alors que pendant toute sa carrière politique, sous l’aiguillon des circonstances, il n’avait quasiment fait que cela - qu’il avait outragé un ministre en exercice. Un peu plus tard, on l’accusa de complot contre la sûreté de l’État… Mais la vérité est que l’arrestation de Codreanu eut lieu presque le jour qui suivit l’Anschluss et l’on peut très vraisemblablement penser que ceci n’avait pas d’autre motif que la peur de voir — en écho au triomphe du national-socialisme autrichien — les forces du nationalisme roumain, jusque-là tenues en laisse, tout emporter. On voulut donc, par un moyen ou par un autre, se débarrasser de leur chef. À l’issue du procès, Codreanu fut condamné à une peine de réclusion de dix ans et l’on arrêta simultanément toute une série de chefs secondaires ainsi qu’une quantité de gens soupçonnés d’appartenir à la Garde ou d’être solidaires avec elle. Qu’avec de telles mesures, on ait voulu chercher l’affrontement et que l’on ait été encore très loin de la stabilisation de la situation politico-nationale, chacun en Roumanie s’en rendit compte. Ce que chacun put également constater, c’est que si les précédents procès intentés à Codreanu — à une époque où ses adversaires jouissaient, par le biais de la corruption démocratique, de toutes les facilités — avaient dû invariablement se conclure par sa relaxe, c’est précisément cette fois sous les auspices de la nouvelle constitution anti-démocratique et « nationale » que l’on condamnait Codreanu ! Ceci ne pouvait être pris que comme un défi jeté à toutes les forces du légionnarisme national roumain qui, bien que latentes et dispersées, n’en étaient pas moins présentes et nombreuses encore. Quoique rien de très précis n’ait réussi à filtrer de ce dernier procès, il fut bien clair que la condamnation était soit excessive, soit insuffisante : car si vraiment c’est de complot contre la sûreté de l’État que Codreanu pouvait être convaincu positivement, étant donné l’animus qui avait conduit à ce procès, il y avait là une excellente occasion de le mettre définitivement hors d’état de nuire puisque, pour ce type de délit, la nouvelle constitution prévoit la peine capitale. Or, on avait dû se limiter à dix ans de prison.

Ce que l’on n’avait pas osé faire à ce moment-là fut cependant fait plus tard et ce qui était prévisible finit par arriver fatalement. Une fois passé le premier moment de stupéfaction, les forces fidèles à Codreanu engagèrent une action terroriste de représailles : Le « bataillon de la mort » entra en scène, un tribunal national secret se constitua, dont l’objet était de juger et de frapper tous ceux qui, du point de vue légionnaire, attentaient à la nation. Ce changement d’attitude atteignit son paroxysme après la capitulation de Prague et les accords de Munich, mais ne fit, en définitive, que conduire à une situation chaque jour plus difficile : dès lors, les arrestations se multiplièrent, l’injustice appelle contre elle l’injustice ; récemment, le recteur de l’université de Cluj, personnage particulièrement hostile à la Garde, a été assassiné ; deux gouverneurs de province ont reçu du mystérieux tribunal national légionnaire la sentence de mort, laquelle doit être exécutée au cours du mois de janvier… La situation a atteint un tel point de non-retour que de très hautes personnalités — parmi lesquelles un prince de sang et le général Antonescu, déjà ministre de la guerre sous le gouvernement de Goga et actuellement commandant du deuxième corps d’armée — viennent d’être soit démises, soit exilées, soit en état d’arrestation. Les événements se précipitent et, sous la pression d’une exacerbation générale, nous voici maintenant arrivés au dernier acte de la tragédie. Le 30 novembre, un laconique communiqué officiel annonçait que Codreanu, ainsi que treize autres légionnaires appartenant aux instances dirigeantes du mouvement et arrêtés avec lui, avaient été abattus par la police au cours d’une « tentative d’évasion ». Leurs corps auraient été inhumés, une fois faites les constatations d’usage, trois heures après — soit presque immédiatement, de façon à couper court à toute possibilité d’enquête ultérieure.

Le paroxysme de la tension a donc ainsi été atteint et le retentissement suscité par cet événement à travers toute la Roumanie, où les fidèles de Codreanu se comptent désormais par millions, est énorme. L’état de siège qui était en vigueur dans plusieurs régions vient d’être étendu à l’ensemble du Royaume : rarement, au cours de son histoire, la Roumanie a connu des heures aussi troublées.

Ce qu’il faut retenir, au terme de cet exposé, est que : ou bien Codreanu était de la pire mauvaise foi — hypothèse que quiconque l’a approché ne serait-ce qu’un instant, quiconque a senti la foi, l’enthousiasme et la profonde sincérité qu’exprimait le moindre de ses écrits, ne peut qu’exclure -, ou bien il est impossible d’admettre que son mouvement ait eu un quelconque caractère subversif, finalité de toute façon étrangère à une reconstruction nationale de type fasciste ou national-socialiste, d’autant plus qu’il respectait le principe monarchique. Que conclure ? Eh bien, il n’est que trop légitime de s’interroger sur la véritable nature des forces qui ont provoqué, ou tout au moins favorisé, la tragédie de la Garde de fer. Lors de la dernière arrestation de Codreanu, nous étions alors à Paris et nous avons entendu un véritable hurlement de joie délirante accompagner la nouvelle de son arrestation dans les feuilles spécialisées de l’antifascisme et du socialisme apatride. Ce n’est pas une gageure que de dire qu’après la Tchécoslovaquie, la Roumanie est, dans toute l’Europe Centrale, le dernier carré — disposant de nombreuses ressources et précieux tant du point de vue économique que stratégique — qui soit resté aujourd’hui encore à l’abri du jeu des forces obscures en action dans les grandes démocraties, la haute finance et le socialisme apatride. Et, pour de telles forces, représenter les intérêts de gens incapables d’une vision des choses à long terme, comme moyen et comme fin, et passer sur des cadavres — même s’il s’agit de ceux d’une jeunesse noble et généreuse qui s’était vouée au seul service du pays —, ce ne sont là qu’enfantillages.
 
notes

La Vita Italiana, n° 309, décembre 1938, repris dans Domani n° 2/3, mai 1978.